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Cinéma

Jeunes mères des frères Dardenne noue quatre destins de jeunes filles enceintes ou devenues mères. Leurs destins se croisent à partir d'un foyer maternel belge, leur base de sécurité. Cette chronique n'est pas la critique du film des frères Dardenne.
Notre collaborateur Gilles Cervera avait écrit en 1995 pour la revue AporiA un article sur ce même sujet, c'est aussi le dernier chapitre de son livre Le diagnostic participatif publié chez L'Harmattan!
Vingt ans après, les Dardenne nous forcent à ouvrir les yeux sur ces jeunes mères, des battantes, des perdantes, surtout des grandes blessées!


Jeunes mères (2025) des frères Dardenne

05/06/2025


Mère à seize ans
(Protection de l’enfance, foyer maternel)
Mère à 16 ans, âge de la fin de scolarité obligatoire. A priori, seulement a priori,
ça n’a rien à voir.
La question posée est de rechercher non plus l’interstice mais de vérifier que
malgré la continuité des services, malgré le maillage institutionnel le plus
performant, la crépine efficace dont il a été question, l’individu est plus fort.
Le désir d’individualité est plus puissant que tout.
L’humain force l’institution, le pouvoir est du côté singulier. Nous ne
trancherons pas dans le débat entre le libéralisme individuel et la question
sociétale du vivre ensemble. Ce choix minimaliste de devenir mère, de perpétuer
l’espèce, transgresse les murailles institutionnelles et toutes ses logiques d’ordre
et de prévention.
Même si la jeune fille devient enceinte pour obtenir simplement des allocations
de la part de l’Etat nataliste, y compris sur cette argutie instrumentalisante et
triviale, il y a à s’appesantir sur ce choix inouï, infantile mais inouï, de forçage
institutionnel.
Quelle force est la plus forte ?
Entrer dans la cour des grands en laissant venir aux confins de soi le vivant.
Preuve de la puissance individuelle, preuve de l’impuissance institutionnelle, au
bout du compte toujours réduite à un discours. Lequel est ou non entendable.
Lequel est ou non adapté.
La carence est consubstantielle de la plupart de ces très jeunes filles. Il n’y a pas
à proprement parler pour elles d’effondrement narcissique, puisqu’il n’y a pas de
narcissisme. Pas de base de sécurité. Le narcissisme est explosé, et explosif.
Certes, elles se mirent dans les miroirs déformants de la Star Ac’ ou les rayons
de maquillage des magasins hards-discounts. (Nous ne parlons pas encore
d’influenceuses ni de tik-tokeuses !) Certes, elles s’admirent dans le regard des
garçons, certes, elles se vêtent pour qu’on les remarque. Il y a cette profusion de
signaux parce que le narcissisme est tout sauf un acquis, tout sauf une base, tout
sauf fondé : c’est une quête.
Le narcissisme est ici surmaquillé parce qu’il masque le vide, le trou sans fond
ni fin de la carence.
Ce qui définit la carence est du côté de cette irréductibilité de l’être, de l’ontos,
qui n’est pas fiché dans le sol, pas enraciné. Le chanteur chante qu’on est tous
nés quelque part, certes, mais si tous sont fondés à être nés, certains ne sont pas
nés fondés.
On est tous nés mais pas tous ont leur part.

Si les garçons dont les origines sont aussi instables déstabilisent leur
environnement par des gestes destructeurs, violents, des attaques permanentes
contre le corps de l’autre ou sa propriété, les jeunes filles, quant à elles, n’ont
d’autres recours que de boucher cette sensation de vide en se remplissant. En se
bombant le ventre.
Force est de constater leur nombre toujours important à devenir mères à 16 ans.
Ce nombre ne se réduit pas malgré les campagnes préventives, malgré les
possibilités de contraception simplifiée.
Amélie nous l’a dit, qui était déscolarisée depuis la 6 ème . En discontinu et en
définitive définitivement. Elle était portée par le foyer éducatif, qui l’avait
scolarisée dans des collèges de plus en plus lointains, de moins en moins reliés
par des lignes de bus ou d’autocars. Elle revenait en stop ou à pied pour soutenir
sa mère, couchée le plus souvent, assommée par le vin qu’Amélie pouvait
continuer d’aller acheter, comme on va à la pharmacie acheter un sédatif. Elle
fut, avec l’aval du juge et de l’Aide sociale à l'enfance, éloignée encore plus loin, dans un site multi-
générationnel où chacun du clan a une fonction : la grand-mère veille et travaille
dans la maison et investit l’associatif, le grand-père casse et coupe le bois, le fils
tue le cochon et le débite, assurant la gestion de la ferme auberge, la belle-fille
élève ses enfants, entretient l’auberge et vend la charcuterie artisanale. Les
enfants vont à l’école et le soir, les gars aident le père, la fille la mère et Amélie
s’occupait de Thibaud, le tout petit, pour qu’il ne reste pas dans les pattes.
Pas d’école pour Amélie dans ce lieu de vie où l’accompagnement continuait
d’être fortement investi par le foyer éducatif où, avec l’aval du juge, elle était
toujours confiée en n’y mettant plus jamais les pieds. Le jour de ses 16 ans, elle
a dit que l’école était finie. Alors qu’elle n’y était pas ! Elle a quitté la ferme-
auberge, a dit poliment merci à tous les membres de la famille et promis qu’elle
reviendrait !
Dans le mois suivant, Amélie était enceinte. Fin du placement. Retour chez la
mère suralcoolisée. Amélie est enceinte et veut garder ce qui lui apparaît son
premier projet mené à sa fin : son enfant. Elle y tient, elle tient, il la tient.
Premier franchissement juridique, premier acte de responsabilité,
d’affranchissement sans doute : j’existe puisqu’il existe.
Ces jeunes filles sont nombreuses à se déscolariser sans bruit. Sans exclusion
disciplinaire, par le seul désinvestissement progressif des apprentissages où elles
ne trouvent aucun sens.
Leur mère, empêchée de l’être, reste leur seul et unique modèle, leur seule
référence. Le dépassement de leur mère se joue au prix fort, celui de leur
maternité. Je serai ma mère en mieux, une mère en mode réussite ! Je ferai
mieux qu’elle ! Oui mais voilà : elles sont mères avant d’avoir été investies en
tant que filles. Et ainsi de suite.

Maëlle a quitté l’école et sa mère en même temps, à 12 ans. Pour la rue, le squat,
la dope, dure. À 14 ans, la voilà arrimée à un atelier éducatif. Tous les jours, elle
s’est levée. Elle montait voir le directeur de l’atelier dans son bureau,
s’effondrant : je n’y arriverai jamais, je ne supporte pas les autres pétasses. Je
vais lui taper dessus. Au bout de six semaines, Maëlle a arrêté. Bilan écrit de la
session : je me suis fait la preuve que je pouvais retrouver un rythme normal,
revivre à l’endroit pendant six semaines. Elle est retournée à la rue, a été larguée
par une bande de chiens, en a retrouvé une autre a priori plus dangereuse, des
Roumains, elle a fait appel au Centre de l’enfance pour se mettre à l’abri. Elle y
est, inscrite dans une classe relais. Elle a 16 ans. Enceinte de son ami d’en ce
moment, Roumain. Elle veut absolument garder l’enfant.
Amélie le garde, Maëlle le garde, Sabrina ou Babette ont gardé leurs enfants.
Sabrina avait juste 16 ans, Babette juste 18. C’est à dire que ces filles ont intégré
une part du discours de la Loi.
Fin de l’obligation scolaire, émancipation de droits, 16 ans, 18 ans. Les barrières
sont symboliques, elles ont été intériorisées, mais comment ? La loi est à ce
risque du pied de la lettre, et du chiffre !
L’âge est un chiffre.
Sabrina veut un enfant parce qu’elle veut un enfant. Elle fume comme un
pompier, picole comme une soudarde pendant la grossesse tout en exprimant les
risques exactement comme un agent de prévention, au mot près, comme on
récite à cinq ans une récitation et en déconseillant à ses copines d’en faire
autant. Sabrina sait exactement ce qu’il faudrait faire en faisant le contraire.
Sabrina est intelligente mais, son enfant né, elle le rapte, c’est un objet. De
temps en temps elle le materne. Dans la minute suivante, elle le confie à une
copine ou à un copain parce qu’elle doit filer ailleurs. Elle a viré le père, Hakim,
qui de toute façon ne s’était jamais projeté dans la paternité. Il travaille, a son
CAP en poche, et veut gagner de l’argent. Elle et son enfant sont saoulés de la
même tabagie mais Sabrina, quand elle confie son bébé exige que ses copines
écrasent leur cigarette dans le cendrier ! Non mais !!
Sabrina a accepté le foyer maternel, elle range l’appartement le jour où les
éducateurs passent et dans un nuage de fumée dorlote, repousse, reprend,
dorlote, repousse. Elle se dorlote et elle se sent repoussée.
Émilie va accoucher. Elle est toujours avec son copain, dont la mère est ivre
H.24. Émilie crèche le plus souvent chez sa mère, ivre 12/24. Émilie voulait un
enfant parce qu’elle croit que, grâce à lui, elle va avoir de l’argent et un
appartement. Elle refuse le foyer maternel. Elle veut convaincre les travailleurs
sociaux. Elle est fine et intelligente, a un discours parfaitement adapté et réalise
le contraire de ce qu’elle a dit la minute suivant le moment où son discours était
impeccablement adapté. Elle semble être capable d’élever un enfant, puisque

c’est elle qui s’est substituée pour son frère et sa sœur avant qu’ils ne soient
confiés au foyer. Elle dit j’ai de l’avance ! Lexique scolaire à l’appui !
Émilie est excitée par la perspective de ressembler à une grande personne dont
le métier, la fonction sociale, le rôle est d’avoir des enfants. L’enfant : premier
diplôme, ou deuxième après la sécurité routière !
Émilie a tout juste 16 ans. Elle est partagée entre son désir de conformité et son
inconfort de ne tenir aucune parole, aucun engagement, aucun projet. Prise par
l’illusion normalisatrice.
Viorica a été placée parce qu’à 13 ans, elle était sous la coupe d’un jeune
homme de 27. Viorica est en SEGPA d’abord, puis déscolarisée. Elle a des
talons très hauts, des jupes ultra-courtes, elle a une bonne relation assez
exclusive avec une éducatrice, ça tombe bien, c’est sa référente. Placée en
novembre, en urgence, elle est enceinte en février d’un garçon de vingt ans.
Avec sa mère, franchement poussée, elle décide l’IVG. La veille, elle fait une
fausse couche. La médecin l’a reçue comme une adulte, sans sous-titrage, sans
égard, faisant comme si la jeune femme n’avait pas 13 ans mais était adulte. La
juge décide de mettre fin au placement, le foyer étant dans l’incapacité de la
protéger. Viorica revient chez sa mère. Deux mois après, elle est enceinte.
Désir ? Projet ? Sa sœur avait eu son premier enfant à 16 ans, sa mère dans son
langage gitan lui avait pourtant dit, dans le bureau du directeur du foyer qui
l’hébergeait, lors de la première grossesse, que c’était un déshonneur.
Transgression ? Défi ? Désir forcené de vie ? De reprendre la maîtrise ?
De ne plus avoir un corps offert, perforé, inexistant mais un corps qui réalise,
fabrique, sinon du plaisir, sinon de la jouissance : un être. Le corps de la jeune
fille, tout d’un coup, reprendrait sens par la maternité sans qu’ait été résolus
l’inceste, le viol, l’objectalisation.
L’enfant objet répond à la fille objet.
Ces jeunes filles ont toutes subies des maltraitances, intra ou extra-familiales.
Devenir mère vient poser une protection très fragile sur leurs blessures
profondes, un faux onguent sur de vraies contusions psychiques. La maternité à
16 ans diffère toutes leurs questions et rajoute une violence au cortège des
violences dont elles sont les victimes. L’enfant de la mère de 16 ans est un
enfant magique.
Mais la magie peut être noire !
Ces jeunes femmes veulent ignorer qu’elles retournent contre elles cette
violence qui va porter le prénom doux d’une série. Elles refusent pour la plupart
les propositions contraceptives ou les utilisent de manière discontinue, donc
inefficace.

De quelle nature est cette quête de redonner de la vie pour ceux qui n’ont pas eu
leur compte ? Réfléchissons de toute urgence. Leur faire l’école est
indispensable mais l’apprentissage de la lecture n’aide sans doute pas à lire le
monde et à se délier du leurre.
Mère à seize ans semble à la fois répondre au besoin de réparer et au désir d’être
enfin reconnue. Je pousse une poussette dans un parc, j’ai sur moi, l’instant de la
promenade dans le parc, le regard des autres, il réconforte. Juste le temps de la
promenade.
Un shoot citoyen !
Comme se faire un ballon de gaz hilarant, ce qui l’attend au plus vite, une fois
rentrée chez elle, l’enfant, au mieux, au lit.

Gilles Cervera (1995)
La parenthèse est de 2025 !

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