Le désert.
Des falaises d’ocre, des orgues d’ambre. Ciel, sable et son.
Le film signifie le pont entre l’enfer et le paradis.
Le titre du film d’Oliver Laxe s’intitule Sirat.
Sirat, le pont entre le paradis, l’enfer et retour. Ou entre enfer et paradis, et retour !
C’est un film où s’entremêlent dans une belle continuité les paysages et les mille visages de
mille teufeurs. Un film techno. On ne le dira qu’en usant d’un vocabulaire décalé, hors
champ, de non-initié. Mais ce qui sort et sourd des baffles immenses, les fameux murs de
sons, en nappes sombres et scandées tient à la transe, cogne au plexus solaire, vient du fond
des pierres et minéralise la danse.
La sublimation du rien par le tout. La transe. Notons à cet endroit car nous n’y reviendrons
pas quoique ce soit un personnage fondamental du récit, la musique est magnifique, de
Kangding Ray.
Extrayons-nous de nos calibrages cérébraux, pensons air, eaux, pensons sang et humeurs,
pensons sans pensée ! Versus Bachelard !
La falaise d’ocre, l’anticlinal à moins que le synclinal (*) de l’Atlas est déjà très puissant. Épreuve
de la terre. Mais il est doublé, ce mur, d’un autre d’un autre genre. On assiste dans une des
premières scènes à la construction vertigineuse de cet entassement de caisses qui se
superposent les unes au-dessus des autres, à bout de bras, à bout d’escalade et de sueur
comme les charretiers d’autrefois montaient au plus haut avec la fourche le foin.
Épreuve de l’air.
Le film dont on parle est un film initiatique. Issu des antiques récits ou des mythologies
d’aujourd’hui, celles des constructeurs de cathédrales ou des maçons qui se disent francs,
l’échafaudage de sons semble immense bien qu’au fond, en champ large, la toise des roches
la remet à proportion en la rapetissant salement.
Encore plus minuscules, plan suivant, les danseurs.
La Rave est un rêve, on le sait, depuis les années 90 de la fin du siècle dernier. Les raveurs
sont des fous de sensations et de sons dont les corps prolongent l’air des ondes, ou l’inverse.
Dont les ondes subsument la chair, les peaux, écorces et tripes comprises. Épreuve du sang !
Presque sûr qu’ici, des liens se tissent, plus primaires que sauvages. Tatouage contre
tatouage, peau contre peau, sang pour sang.
Les cœurs pulsent à fond, s’agitent et, sous les grandes chaleurs du jour ou les nuits longues
qui s’écoulent, les hommes désarticulés se rejoignent, disloqués, transloqués, loqués.
Canette en main, ou tous produits plus ou moins toxiques, plus ou moins tolérés par leurs
organismes.
En Corps.
Épreuve du corps.
Toute initiation est rythmée. Le film l’est bien que les scènes prennent le temps large et
somptueux du désert. Extatique ! Les plans s’installent, les angles s’étirent, immobiles ou
foudroyants.
Nous sommes enfouis dans cette fraternité festive, ce hors champ social qui donne à voir et
à s’éprendre de destins solitaires, plutôt cassés, quelquefois de guingois qui s’unissent, que
la transe unit, réunit.
Main qui manque, pied estropié, jambe d’alu que la danse et les énormes jacks ou les fils
électriques électrisent.
Qui sont ces teufeurs au bout des nuits et des mondes ? Peu importe qui ils sont, ils sont des
femmes et des hommes, faits de tous les hommes et qui les vaut tous et que vaut n’importe
qui (Sartre). Loin des standards et des normes avec des standards, les leurs, des normes, les
leurs et des codes secrets à valeur initiatique. Comme des gens du voyage sans passé et nous
serions, spectateurs, les gadgés ! Les teufeurs sont là, re-nés de là, surgis des cratères. Des
créatures de cratères, des êtres de feu. Épreuve du feu. Leurs parents sont loin (sauf un !). Ils
ont décidé de larguer les amarres. Leur maison est sur roues et pneus renforcés et suit,
épreuve dans l’épreuve, le déplacement.
Le voyage.
L’armée marocaine débarque. Il faut partir. Déjouer les colonnes armées qui encadrent et
partir à fond, détaler avec des vieux tacots formidables, des Merco lyriques et surélevés qui
forent le sable, traversent les roches, enfument les pistes et foncent.
On n’a encore rien dit de la linéarité du film.
Le récit initiatique passe forcément par le destin individuel. Ce père paumé, hagard,
embarqué dans ce monde qui n’est pas son monde. La fête est un retournement, toujours.
Toujours, la vie contient la mort. Sergi Lopez, le catalan fabuleux de notre cinéma franco-
espagnol aimé, épaissi par la vie et le talent, traverse la foule en transe à la recherche de sa
fille. Il va de groupe en groupe, montrant aux teufeurs de nuit de fête en nuit de défaite la
photo de sa fille. Elle pourrait être dans cette foule. Il veut coûte que coûte la retrouver. Il
est avec son jeune fils, une douzaine d’année et leur cher chien et vont de grappe en grappe,
père et frère désespérés cherchent fille et sœur désespérément.
Lorsque deux camions de travellers célestes se détachent brusquement de la file imposée
par l’armée, le père obéit à l’ordre de son fils. Suis-les.
Retour au voyage initiatique. On ne le perd pas de vue. On sent plus qu’on sait que ce "suis-
les" est le début de l’odyssée.
Eux dans un Partner Peugeot franchement inadapté à la trousse des traces des deux bouzins
hors d’âge et hors d’eau !
Pour qui aime la défonce des chemins, les routes de précipices, les cahots et les gués, le
vacarme des à-pics, les pierres qui roulent sous les roues, pour qui aime les road-movies
versus death-movies, pour qui se souvient de Vanel et Montand dans Le Salaire de la peur de
Clouzot, pour qui a en tête sans écœurement le fabuleux bateau de Fitzcarraldo que Werner
Herzog fait passer par-dessus la montagne à bras d’hommes, pour qui a supporté ces
épreuves du cinématographe, allez !
Suivez-les !
Allez, c’est parti.
Il y a aura des peurs. Des pertes. Il y aura tous les sens mis sens dessus-dessous, la terreur la
pire.
Épreuve de mort.
Épreuve du feu.
Alertes générales. Le film est miné ni plus ni moins que les mondes où l’on vit. Les villes
civilisées, les campagnes rupestres, dîtes-nous un seul champ, une seule rue qui ne serait pas
minée ?
Le film nous fait rencontrer ces femmes et ces hommes qui, au nom de la liberté libre et
rimbaldienne, traverseraient le désert pour un spot de musique. Ils partagent tout.
Le pain qu’il reste. Les jerrycans d’essence. L’eau et les diversités de la résine !
Tout.
On vous dit que vous pouvez partager tout de notre humanisme (encore) humaniste avec
cette communauté qui semble fermée sur elle, enclose sur ses transes folles. Illusion de
sédentaire contre leur illusion cosmique d’être les derniers humains partis au moment de
l’effondrement. Ce n’est pas la fin du monde.
C’est un film initiatique qui nous dit que tout recommence.
Gilles Cervera
(*) Anticlinal et synclinal sont des plis géologiques, l'un vers le haut, l'autres vers le bas, formés par la compression des plaques tectoniques
Des falaises d’ocre, des orgues d’ambre. Ciel, sable et son.
Le film signifie le pont entre l’enfer et le paradis.
Le titre du film d’Oliver Laxe s’intitule Sirat.
Sirat, le pont entre le paradis, l’enfer et retour. Ou entre enfer et paradis, et retour !
C’est un film où s’entremêlent dans une belle continuité les paysages et les mille visages de
mille teufeurs. Un film techno. On ne le dira qu’en usant d’un vocabulaire décalé, hors
champ, de non-initié. Mais ce qui sort et sourd des baffles immenses, les fameux murs de
sons, en nappes sombres et scandées tient à la transe, cogne au plexus solaire, vient du fond
des pierres et minéralise la danse.
La sublimation du rien par le tout. La transe. Notons à cet endroit car nous n’y reviendrons
pas quoique ce soit un personnage fondamental du récit, la musique est magnifique, de
Kangding Ray.
Extrayons-nous de nos calibrages cérébraux, pensons air, eaux, pensons sang et humeurs,
pensons sans pensée ! Versus Bachelard !
La falaise d’ocre, l’anticlinal à moins que le synclinal (*) de l’Atlas est déjà très puissant. Épreuve
de la terre. Mais il est doublé, ce mur, d’un autre d’un autre genre. On assiste dans une des
premières scènes à la construction vertigineuse de cet entassement de caisses qui se
superposent les unes au-dessus des autres, à bout de bras, à bout d’escalade et de sueur
comme les charretiers d’autrefois montaient au plus haut avec la fourche le foin.
Épreuve de l’air.
Le film dont on parle est un film initiatique. Issu des antiques récits ou des mythologies
d’aujourd’hui, celles des constructeurs de cathédrales ou des maçons qui se disent francs,
l’échafaudage de sons semble immense bien qu’au fond, en champ large, la toise des roches
la remet à proportion en la rapetissant salement.
Encore plus minuscules, plan suivant, les danseurs.
La Rave est un rêve, on le sait, depuis les années 90 de la fin du siècle dernier. Les raveurs
sont des fous de sensations et de sons dont les corps prolongent l’air des ondes, ou l’inverse.
Dont les ondes subsument la chair, les peaux, écorces et tripes comprises. Épreuve du sang !
Presque sûr qu’ici, des liens se tissent, plus primaires que sauvages. Tatouage contre
tatouage, peau contre peau, sang pour sang.
Les cœurs pulsent à fond, s’agitent et, sous les grandes chaleurs du jour ou les nuits longues
qui s’écoulent, les hommes désarticulés se rejoignent, disloqués, transloqués, loqués.
Canette en main, ou tous produits plus ou moins toxiques, plus ou moins tolérés par leurs
organismes.
En Corps.
Épreuve du corps.
Toute initiation est rythmée. Le film l’est bien que les scènes prennent le temps large et
somptueux du désert. Extatique ! Les plans s’installent, les angles s’étirent, immobiles ou
foudroyants.
Nous sommes enfouis dans cette fraternité festive, ce hors champ social qui donne à voir et
à s’éprendre de destins solitaires, plutôt cassés, quelquefois de guingois qui s’unissent, que
la transe unit, réunit.
Main qui manque, pied estropié, jambe d’alu que la danse et les énormes jacks ou les fils
électriques électrisent.
Qui sont ces teufeurs au bout des nuits et des mondes ? Peu importe qui ils sont, ils sont des
femmes et des hommes, faits de tous les hommes et qui les vaut tous et que vaut n’importe
qui (Sartre). Loin des standards et des normes avec des standards, les leurs, des normes, les
leurs et des codes secrets à valeur initiatique. Comme des gens du voyage sans passé et nous
serions, spectateurs, les gadgés ! Les teufeurs sont là, re-nés de là, surgis des cratères. Des
créatures de cratères, des êtres de feu. Épreuve du feu. Leurs parents sont loin (sauf un !). Ils
ont décidé de larguer les amarres. Leur maison est sur roues et pneus renforcés et suit,
épreuve dans l’épreuve, le déplacement.
Le voyage.
L’armée marocaine débarque. Il faut partir. Déjouer les colonnes armées qui encadrent et
partir à fond, détaler avec des vieux tacots formidables, des Merco lyriques et surélevés qui
forent le sable, traversent les roches, enfument les pistes et foncent.
On n’a encore rien dit de la linéarité du film.
Le récit initiatique passe forcément par le destin individuel. Ce père paumé, hagard,
embarqué dans ce monde qui n’est pas son monde. La fête est un retournement, toujours.
Toujours, la vie contient la mort. Sergi Lopez, le catalan fabuleux de notre cinéma franco-
espagnol aimé, épaissi par la vie et le talent, traverse la foule en transe à la recherche de sa
fille. Il va de groupe en groupe, montrant aux teufeurs de nuit de fête en nuit de défaite la
photo de sa fille. Elle pourrait être dans cette foule. Il veut coûte que coûte la retrouver. Il
est avec son jeune fils, une douzaine d’année et leur cher chien et vont de grappe en grappe,
père et frère désespérés cherchent fille et sœur désespérément.
Lorsque deux camions de travellers célestes se détachent brusquement de la file imposée
par l’armée, le père obéit à l’ordre de son fils. Suis-les.
Retour au voyage initiatique. On ne le perd pas de vue. On sent plus qu’on sait que ce "suis-
les" est le début de l’odyssée.
Eux dans un Partner Peugeot franchement inadapté à la trousse des traces des deux bouzins
hors d’âge et hors d’eau !
Pour qui aime la défonce des chemins, les routes de précipices, les cahots et les gués, le
vacarme des à-pics, les pierres qui roulent sous les roues, pour qui aime les road-movies
versus death-movies, pour qui se souvient de Vanel et Montand dans Le Salaire de la peur de
Clouzot, pour qui a en tête sans écœurement le fabuleux bateau de Fitzcarraldo que Werner
Herzog fait passer par-dessus la montagne à bras d’hommes, pour qui a supporté ces
épreuves du cinématographe, allez !
Suivez-les !
Allez, c’est parti.
Il y a aura des peurs. Des pertes. Il y aura tous les sens mis sens dessus-dessous, la terreur la
pire.
Épreuve de mort.
Épreuve du feu.
Alertes générales. Le film est miné ni plus ni moins que les mondes où l’on vit. Les villes
civilisées, les campagnes rupestres, dîtes-nous un seul champ, une seule rue qui ne serait pas
minée ?
Le film nous fait rencontrer ces femmes et ces hommes qui, au nom de la liberté libre et
rimbaldienne, traverseraient le désert pour un spot de musique. Ils partagent tout.
Le pain qu’il reste. Les jerrycans d’essence. L’eau et les diversités de la résine !
Tout.
On vous dit que vous pouvez partager tout de notre humanisme (encore) humaniste avec
cette communauté qui semble fermée sur elle, enclose sur ses transes folles. Illusion de
sédentaire contre leur illusion cosmique d’être les derniers humains partis au moment de
l’effondrement. Ce n’est pas la fin du monde.
C’est un film initiatique qui nous dit que tout recommence.
Gilles Cervera
(*) Anticlinal et synclinal sont des plis géologiques, l'un vers le haut, l'autres vers le bas, formés par la compression des plaques tectoniques