De cette salle de collège, aux murs punaisés d'épreuves noir et blanc des précédents exercices, sortent joyeusement une douzaine d'adolescents qui s'égaillent autour des bâtiments, appareil photo à la main. Pendant une semaine, en lieu et place des cours classiques, ils ont droit à un stage avec l'une des plus puissantes représentantes contemporaines de la photographie humaniste, Jane Evelyn Atwood.

Dans les pas de Diane Arbus
Avant de venir en France, où elle est arrivée comme jeune fille au pair, elle n'avait « jamais rêvé de devenir photographe ». Mais peu avant de traverser l'Atlantique, une rencontre a tout changé : « J'étais allée voir la première grande exposition consacrée à Diane Arbus, quelques mois après son suicide » en 1971. « Je n'ai jamais oublié ces photos-là. Elles étaient extrêmement bouleversantes ». Une des grandes photographes américaines de presse des années 60, Diane Arbus, tout en collaborant à des revues aussi prestigieuses que Esquire ou Harper's Bazaar, a constamment exprimé dans ses photos la fragilité humaine.
À Paris, en chambre de bonne
« J'ai trouvé un petit boulot aux PTT. J'habitais dans une chambre de bonne et j'avais toujours gardé à l'esprit les photos de Diane Arbus. Je me suis acheté un petit Instamatic et je photographiais, à droite, à gauche. A la FNAC, un vendeur m'a dit que mon appareil était nul et que si je voulais vraiment faire de la photo, il me fallait un vrai appareil. Avec un de mes premiers salaires, j'ai donc acheté un Nikkormat. »
Nous sommes en 1976. « Mais j'avais toujours cette question en tête : comment faire des photos comme Diane Arbus ? Je trainais parfois dans les vernissages à Paris et, un jour, une femme m'a dit "Je connais une prostituée" ; Je lui ai dit : "présentez-moi cette prostituée." Elle m'a emmenée tout de suite au 19, rue des Lombards. Tout a commencé là. » Jane rencontre Blondine, « la seule qui n'était pas maquée, une femme remarquable ; Je la vois toujours, elle est très chère à mon coeur ».

Un an auprès des prostituées
Depuis? Depuis, elle n'a jamais cessé. Toujours des thèmes difficiles, hors des sentiers battus : femmes en prison, victimes de guerre, années sida, misère urbaine, handicap, violences faites aux femmes, sans abri... Autant de thèmes, parmi d'autres, qui portent la griffe Atwood : à mille lieues du voyeurisme, une profonde humanité et un regard bienveillant. Le tout en noir et blanc, pour l'essentiel. « Je suis toujours fascinée par les êtres humains, les mondes clos, l'exclusion », s'excuse-t-elle presque.
La prison, après dix ans d'attente
« Les détenues n'ont pas de voix. Je leur ai donné une voix. Je me sentais responsable de donner le maximum d'informations sur ce sujet », explique la photographe à propos de ce travail où le texte - parole de détenues et parole d'artiste - est aussi important que l'image. « J'ai eu le sentiment de vivre des choses que la plupart des gens ne vivront jamais. Les gens n'ont aucune idée de ce qu'est une prison (…) À la fin, c'est devenu un travail très militant, tellement j'avais le sentiment qu'il fallait faire connaître cet univers si dur. »
Même mode de fonctionnement pour les reportages à l'étranger, comme par exemple ceux sur Haïti, à l'origine une commande pour une ONG et dont un livre a été tiré. « Ce petit mot, Haïti, ça sonne comme la terreur aux États-Unis ! J'y ai fait quatre voyages entre 2005 et 2008. Quand j'y suis allée, il y avait une énorme violence dans certains endroits. Les journalistes allaient tous deux ou trois jours à Cité Soleil, alors le plus grand bidonville de Port-au-Prince. Et, à voir leurs reportages, c'était ça Haïti. Moi, j'ai voulu faire le contraire: aller partout en Haïti, sauf à Cité Soleil ! Ca ne m'intéresse pas de photographier ce que tout le monde photographie. »

La photo, un prétexte pour comprendre
Je veux savoir comment les gens gèrent leur vie, surtout ces gens-là qui sont dans une réelle détresse. La photo, c'est presque un prétexte pour connaître ces gens, les comprendre. C'est l'interrogation que j'aie à propos de tout ça. Chaque fois, ça me fait me poser des questions et je ne m'ennuie jamais (…) Quand je décide de faire un sujet, tout va très vite et j'organise toute ma vie autour de ce sujet ».

Travailler avec les jeunes
Voilà les collégiens de retour avec leurs photos. Recadrages, tirages sur l'imprimante, observations et commentaires. Sourires aux lèvres et contents de leur expérience. Comme c'est le dernier jour de stage, ils ont même préparé un petit cadeau pour remercier Jane qui le reçoit soudain toute émue. « J'aime beaucoup travailler avec les jeunes. C'est très intéressant, une vraie bouffée d'air frais », confie-t-elle en se prêtant de bonne grâce à une photo de groupe avec ses jeunes stagiaires. Pour une fois, ce n'est pas elle qui photographie !
Clarisse Lucas

« Haïti », de Jane Evelyn Atwood, textes de Lyonel Trouillot, est édité par Actes Sud. 152 pages. Prix approx : 36 €.
Le site de Jane Evelyn Atwood