Il est 18h. La nuit vient de tomber sur Jaffa, la sœur ainée, arabe, et chaque jour un peu plus judaïsée, de Tel Aviv. Neta et Muhammad nous ont donné rendez-vous à Yafa Café, rue Yehuda Marguza, à l'angle de Yefet, la grande artère centrale. Y-a-t-il plus fort lieu de rencontre que ce café ouvert par une juive et un arabe, où des esprits libres continuent sans fin, entre verres et étagères de livres, à construire un pays apaisé ? Ce café où les dix jeunes rappeurs et musiciens de System Ali viennent régulièrement depuis quatre ans mélanger leurs paroles et leurs sensibilités juives, arabes, russes...
Pas par hasard
Neta et Muhammad, les deux pivots de System Ali, nous ont rejoints sur la petite terrasse, sous l’affiche rouge rappelant les terribles évènements d’il y a tout juste dix ans : la provocation du Premier Ministre Sharon sur l’Esplanade des Mosquées à Jérusalem, la révolte de la Seconde Intifada, la répression, les attentats suicide, le Mur fendant la Palestine et les esprits…
Neta et Muhammad ont grandi là-dedans. Ils ont tous les deux 23 ans. Muhammad Mugrabi est né à Jaffa où sa famille vit depuis toujours. Neta Weiner, petit-fils de juifs venus d’Europe, n'est arrivé ici qu'à 15 ans après avoir grandi dans un kibboutz. Muhammad a commencé le rap au lycée, «avec un copain qui s’est suicidé depuis», et a été soutenu avec constance par sa famille. Neta, avec l’encouragement de ses parents, est parti à 16 ans faire son lycée à Pune, en Inde, dans l'un des douze "Collèges du Monde Uni" qui veulent promouvoir la paix en éduquant ensemble des jeunes de tous pays.
Les chemins qui les ont conduits jusqu’à System Ali n'ont donc pas été tracés par le hasard mais par deux familles et aussi l'âme d'une ville, Jaffa, la cosmopolite, la grande cité carrefour, jadis, de la Méditerranée enracinée dans 3 500 ans d’histoire. «La mariée de la Palestine» existe encore.
Neta et Muhammad ont grandi là-dedans. Ils ont tous les deux 23 ans. Muhammad Mugrabi est né à Jaffa où sa famille vit depuis toujours. Neta Weiner, petit-fils de juifs venus d’Europe, n'est arrivé ici qu'à 15 ans après avoir grandi dans un kibboutz. Muhammad a commencé le rap au lycée, «avec un copain qui s’est suicidé depuis», et a été soutenu avec constance par sa famille. Neta, avec l’encouragement de ses parents, est parti à 16 ans faire son lycée à Pune, en Inde, dans l'un des douze "Collèges du Monde Uni" qui veulent promouvoir la paix en éduquant ensemble des jeunes de tous pays.
Les chemins qui les ont conduits jusqu’à System Ali n'ont donc pas été tracés par le hasard mais par deux familles et aussi l'âme d'une ville, Jaffa, la cosmopolite, la grande cité carrefour, jadis, de la Méditerranée enracinée dans 3 500 ans d’histoire. «La mariée de la Palestine» existe encore.
Sur le toit d’un abri
Presque naturellement, les jeunes Mugrabi et Weiner ont fréquenté à l'adolescence les activités de l’association Sadaka Reut lancée il y a vingt-sept ans déjà par des étudiants juifs et arabes. C’est là qu’ils se sont connus. «Tout a commencé il y a quatre ans, expliquent-ils. Nous allions aux activités pour les jeunes de Sadaka Reut, à Al Merkaz (qui veut dire «le centre» aussi bien en hébreu qu'en arabe); on peut y faire de la musique, du théâtre de rue, de l’écriture d’invention, des arts martiaux… Il attire beaucoup de monde, de 4 à 30 ans : des palestiniens de Jaffa, des juifs, des immigrés africains, des nouveaux arrivants juifs éthiopiens et russes, surtout russes.»
Dans la société israélienne actuelle, où la militarisation et le passé bloquent le changement et l’intégration, ce genre de dynamique naturelle est rare. C’est plutôt la logique d’assimilation qui l'emporte. «Au lycée, il est écrit en grand dans les classes ‘Interdit de parler russe ou arabe‘: c’est pour ça que s’exprimer dans notre langue, et dans celle de l’autre, c’est fort. »
Pendant un an, Neta, les deux Muhammad, Zohar et Yonatan ont ciselé les mots et les sons dans les locaux de l’association, l’un de ces abris où les Israéliens se protègent des bombes et enferment leurs vieilles peurs de l’autre. « On a démarré à six, mais il y avait souvent beaucoup plus de monde. Il y a d’abord eu beaucoup d’apprentissage, avec une structure souple, plutôt un bœuf hebdomadaire, sans forcément d’arrière-pensées. On répondait à un besoin plus qu’à une volonté de créer un groupe. On a trouvé beaucoup de gens qui voulaient s’exprimer en chantant, en rappant. »
Et presque naturellement, en 2007, sur le toit de l’abri, est arrivé un premier concert. «Trois-cents personnes sont venues écouter». Des arabes, des juifs ashkénazes, séfarades ou russes, des immigrés… Une première.«On s’est rendu compte qu’on allait vraiment faire ça, que la musique est une arme de changement.» System Ali est alors né. Un nom pioché dans une histoire de copains, qui évoque l’idée de «pousser le son», pour un nouveau groupe musical vite confronté aux crises qui rythment la vie ici.
Dans la société israélienne actuelle, où la militarisation et le passé bloquent le changement et l’intégration, ce genre de dynamique naturelle est rare. C’est plutôt la logique d’assimilation qui l'emporte. «Au lycée, il est écrit en grand dans les classes ‘Interdit de parler russe ou arabe‘: c’est pour ça que s’exprimer dans notre langue, et dans celle de l’autre, c’est fort. »
Pendant un an, Neta, les deux Muhammad, Zohar et Yonatan ont ciselé les mots et les sons dans les locaux de l’association, l’un de ces abris où les Israéliens se protègent des bombes et enferment leurs vieilles peurs de l’autre. « On a démarré à six, mais il y avait souvent beaucoup plus de monde. Il y a d’abord eu beaucoup d’apprentissage, avec une structure souple, plutôt un bœuf hebdomadaire, sans forcément d’arrière-pensées. On répondait à un besoin plus qu’à une volonté de créer un groupe. On a trouvé beaucoup de gens qui voulaient s’exprimer en chantant, en rappant. »
Et presque naturellement, en 2007, sur le toit de l’abri, est arrivé un premier concert. «Trois-cents personnes sont venues écouter». Des arabes, des juifs ashkénazes, séfarades ou russes, des immigrés… Une première.«On s’est rendu compte qu’on allait vraiment faire ça, que la musique est une arme de changement.» System Ali est alors né. Un nom pioché dans une histoire de copains, qui évoque l’idée de «pousser le son», pour un nouveau groupe musical vite confronté aux crises qui rythment la vie ici.
Après Gaza, un concert a capella, la voix brisée
En 2008, Neta, Muhammad et leurs amis sont percutés par l’expulsion de quelque cinq-cents familles arabes au cœur de Jaffa, dans le quartier d’Ajami, rendu célèbre en 2009 par le film du même nom (Télérama). «Nous nous sommes rendu compte que nous pouvions nous comprendre sans être d’accord sur tout.» C’est ainsi que naît un groupe. «Nous avons découvert aussi un pouvoir qui nous dépasse», poursuivent Neta et Muhammad.
Curieusement, un peu plus tard, l’abri anti-bombes où ils travaillaient leur a été repris «Ça marchait bien pour nous, ça ne plaisait pas trop aux autorités» Mais le 27 décembre de la même année, c’est une toute autre épreuve, la tragédie de l’opération «Plomb durci» à Gaza, qui s’abat sur les jeunes rappeurs de System Ali. Plus de 200 morts et mille blessés en quelques heures.
Un gros concert doit avoir lieu le lendemain. Ils sont en répétition. «Trois jours de deuil ont été décidés par les arabes de Jaffa. Beaucoup ont des proches qui vivent à Gaza. De l’autre côté, la plupart des juifs en Israël étaient convaincus que c’était une guerre juste. Nous avons reçu plein de coups de fil “Il faut arrêter le concert!”»
Vers minuit, le groupe se retrouve à Yafa Café. «Nous étions là, à cette table. Que faire? Nous avons notre arme la plus puissante mais comment l’utiliser? Il y avait tout d’abord une question de respect. Le deuil avait été déclaré à Jaffa. On a décidé de s’en remettre à la voix, seule, chacun exprimant ce qu’il ressentait de façon très personnelle. On a passé le reste de la nuit a écrire chacun notre texte. Le concert a eu lieu. Sur la scène, certains d’entre nous pleuraient. On a vraiment senti qu’on avait surmonté une épreuve. Avant, il restait beaucoup de non-dit. Ça nous a rapprochés.»
Curieusement, un peu plus tard, l’abri anti-bombes où ils travaillaient leur a été repris «Ça marchait bien pour nous, ça ne plaisait pas trop aux autorités» Mais le 27 décembre de la même année, c’est une toute autre épreuve, la tragédie de l’opération «Plomb durci» à Gaza, qui s’abat sur les jeunes rappeurs de System Ali. Plus de 200 morts et mille blessés en quelques heures.
Un gros concert doit avoir lieu le lendemain. Ils sont en répétition. «Trois jours de deuil ont été décidés par les arabes de Jaffa. Beaucoup ont des proches qui vivent à Gaza. De l’autre côté, la plupart des juifs en Israël étaient convaincus que c’était une guerre juste. Nous avons reçu plein de coups de fil “Il faut arrêter le concert!”»
Vers minuit, le groupe se retrouve à Yafa Café. «Nous étions là, à cette table. Que faire? Nous avons notre arme la plus puissante mais comment l’utiliser? Il y avait tout d’abord une question de respect. Le deuil avait été déclaré à Jaffa. On a décidé de s’en remettre à la voix, seule, chacun exprimant ce qu’il ressentait de façon très personnelle. On a passé le reste de la nuit a écrire chacun notre texte. Le concert a eu lieu. Sur la scène, certains d’entre nous pleuraient. On a vraiment senti qu’on avait surmonté une épreuve. Avant, il restait beaucoup de non-dit. Ça nous a rapprochés.»
Reconstruire la Jaffa de toujours
La notoriété de System Ali a aussi grandi. Enver Seitibragimov, ‘Enchik’ le russe, Amneh, une jeune arabe de Jaffa (elle a 20 ans maintenant) les ont rejoints, et d'autres: dix chanteurs et musiciens composent désormais le groupe. Sur les guitares, batterie, violon, accordéon, oud et derbouka, les rappeurs s’expriment en hébreu, arabe, russe et anglais, en Yafo weye aussi, l’argot de Jaffa, et bien sûr avec les rimes qu’ils écrivent. Ils chantent tour a tour dans leur propre langue et dans celles des autres.
Un réseau s’est construit autour d’eux, des écoles les demandent. Il y a deux mois, ils ont reçu une grosse donation (200 000 shekels soit 40 000 euros) pour ouvrir leur propre centre musical. Ils viennent de trouver un producteur, un arabe israélien d’Akko (Saint Jean d’Acre) déjà investi dans un groupe de musique métal. Autant dire que le groupe bouillonne plus que jamais.
«Ici, entre nous, mais aussi dans toute la région, il y a toujours beaucoup d’échanges musicaux et politiques… avec des coups de poing parfois! Pour nous, les meilleures chansons naissent de cette façon-là, en parlant, en discutant. Souvent on voit que nos idées sont tellement différentes qu’elles ne seront jamais réconciliées. Mais, au moins, on en est conscient.»
Ils puisent beaucoup leur inspiration dans «les richesses de Jaffa», et dans ses déchirements. La cité a dû entrer en résistance. «Beaucoup de choses ont changé, les maisons, les noms des rues: on recouvre l’histoire. Jusqu’en 1948, Jaffa était un centre vivant pour toute la Palestine, Tel Aviv était la petite sœur juive: maintenant, c’est l’inverse.»
Jaffa est le symbole du mal qui ronge le pays et des tensions personnelles qui les travaillent, chacun, profondément. «Quand je suis arrivé à Jaffa à 15 ans, confie Neta, je me demandais “Qu’est-ce que ça signifie d’être ashkénaze ici, il n’y a pas de point de rencontre avec ceux qui ne sont pas de ton groupe”. Á l’association Sadaka Reut, j’ai trouvé la réponse à mes questions. Au fond, tout ça vient d’une passion: rencontrer l’autre. ”
Cette passion partagée par les rappeurs de System Ali ne plaît évidemment pas toujours. «Des amis ont cessé de me parler», dit aussi Neta. System Ali ne choisit pas un camp contre l’autre: «On ne porte pas de drapeau, la musique n’est pas un manifeste!». Les dix de System Ali veulent seulement casser les murs. Ils veulent retrouver la Jaffa de toujours et en même temps vivre leur temps, à plein.
Construire des ponts, par exemple, avec les quartiers pauvres du sud de Tel-Aviv, tout proches, où vivent dans des conditions souvent sordides les immigrés attirés par l’économie prospère d’Israël. «Building the House Anew» , en gros remettre à neuf la maison, comme dit l’une de leurs chansons. Tel-Aviv l'insouciante les ignore encore: elle a pourtant bien des choses à apprendre de Jaffa.
Un réseau s’est construit autour d’eux, des écoles les demandent. Il y a deux mois, ils ont reçu une grosse donation (200 000 shekels soit 40 000 euros) pour ouvrir leur propre centre musical. Ils viennent de trouver un producteur, un arabe israélien d’Akko (Saint Jean d’Acre) déjà investi dans un groupe de musique métal. Autant dire que le groupe bouillonne plus que jamais.
«Ici, entre nous, mais aussi dans toute la région, il y a toujours beaucoup d’échanges musicaux et politiques… avec des coups de poing parfois! Pour nous, les meilleures chansons naissent de cette façon-là, en parlant, en discutant. Souvent on voit que nos idées sont tellement différentes qu’elles ne seront jamais réconciliées. Mais, au moins, on en est conscient.»
Ils puisent beaucoup leur inspiration dans «les richesses de Jaffa», et dans ses déchirements. La cité a dû entrer en résistance. «Beaucoup de choses ont changé, les maisons, les noms des rues: on recouvre l’histoire. Jusqu’en 1948, Jaffa était un centre vivant pour toute la Palestine, Tel Aviv était la petite sœur juive: maintenant, c’est l’inverse.»
Jaffa est le symbole du mal qui ronge le pays et des tensions personnelles qui les travaillent, chacun, profondément. «Quand je suis arrivé à Jaffa à 15 ans, confie Neta, je me demandais “Qu’est-ce que ça signifie d’être ashkénaze ici, il n’y a pas de point de rencontre avec ceux qui ne sont pas de ton groupe”. Á l’association Sadaka Reut, j’ai trouvé la réponse à mes questions. Au fond, tout ça vient d’une passion: rencontrer l’autre. ”
Cette passion partagée par les rappeurs de System Ali ne plaît évidemment pas toujours. «Des amis ont cessé de me parler», dit aussi Neta. System Ali ne choisit pas un camp contre l’autre: «On ne porte pas de drapeau, la musique n’est pas un manifeste!». Les dix de System Ali veulent seulement casser les murs. Ils veulent retrouver la Jaffa de toujours et en même temps vivre leur temps, à plein.
Construire des ponts, par exemple, avec les quartiers pauvres du sud de Tel-Aviv, tout proches, où vivent dans des conditions souvent sordides les immigrés attirés par l’économie prospère d’Israël. «Building the House Anew» , en gros remettre à neuf la maison, comme dit l’une de leurs chansons. Tel-Aviv l'insouciante les ignore encore: elle a pourtant bien des choses à apprendre de Jaffa.
Michel ROUGER et Nicolas ROUGER-DIVET