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Le parlement des voisins

L’Assemblée a chaud les jours de 49-3. Drôle d’assemblée, l’époque peut virer bistre. Bien plus convaincante est la discussion entre voisins, les voisins de la rue.


Eugène et Colette

06/04/2023


Eugène a quatre-vingt-cinq et Colette presqu’autant. Sa mère à elle était Croate et c’est dire si son cœur est ici, étonné de n’être pas là. Sa mère est venue travailler dans les champs d’Ille et Vilaine où elle s’est finalement mariée. Eugène était aussi d’Ille & Vilaine, d’une ferme qui est pour lui une capitale mondiale entre les dépôts de Vern sur Seiche et le bois de Soeuvre. Sur un des champs de la ferme, les allemands ont posé une batterie, ce qui foutait les jetons mais n’empêchait pas le père d’Eugène de dire aux occupants de son champ qu’il n’y a pas de cochon quand il y a du cochon. Eugène a été tiré d’affaire par un instituteur, la chanson est souvent celle-là...

On dit un mal fou de l’école publique, on dit qu’elle traîne, qu’elle s’embourbe, qu’elle confirme plus que jamais les inégalités, on dit cela en général sans arrêter de relever des destins individuels qui tiennent tout d’elle, de cette chance de croiser un M Germain sur la route de Camus. 

Bon, Eugène est plutôt, via un CAP d’ajusteur au lycée Robidou, où il venait avec son vélo depuis Vern, passons, devenu serrurier, de quoi réparer à Pontchaillou des éternités de clés. Une carrière de clés, de pênes et de clapets, une carrière aussi où débrouiller tel ou tel chirurgien orthopédiste en mal d’orthèse ou de corset. Il est arrivé que le chirurgien vienne en personne chercher Eugène un dimanche après-midi et que ce dernier se retrouve au bloc, bottes et gants, à observer le besoin et y répondre en tordant le fer, forgeant le métal, matant le cuir. Réponse parfaite à la commande.

Bon, autre époque. Eugène raconte tout ça en jardinant, on y reviendra, tandis que Colette, elle en a vu de toutes les couleurs à l’hôpital psychiatrique, Saint-Méen devenu le pas moins inoffensif CHGR ! Un acronyme au lieu d’un vieux saint, nul n’est dupe et encore moins les dingues ! C’est ici que ça se passe, le tour de passe-passe, et pas que de changement de nom ! Ici qu’on fabrique les canons, au sens canonique du terme, qu’on retrouve la vie ordinaire, mi-mieux mi-zombie. Ici qu’il y a contribution à l’apaisement d’individualités que l’époque malmène, charrie, varie et dont il se trouve à la fin des fins une chambre d’isolement par pavillon.

Il y en avait trois ou quatre il y a vingt ans pour l’hôpital entier et tous bagarraient contre ! La santé va mal et la psychiatrie, on y reviendra, c’est sûr, de mal en pis sauf, ici, on le dit qu’elle travaille au plus dur, au pire, dans la science inexacte des sensations, des émotions et des foldingueries.. Colette a le dos moulu d’avoir porté les corps, tiré, bordé, rehaussé l’oreiller, organisé des douches, quelquefois dans le sens du sens et d’autre fois à contre-sens. Personne ne veut se laver en pleine décompensation, peu veulent manger en cas de grande crise, rares sont les phobiques qui accueillent le savon ou la brosse à dents autrement qu’en éléments hostiles, ennemis n°1, bref, agression à part entière !

Colette jardine aussi ou plutôt, désormais, du haut de la maison, par procuration, les escaliers sont plus durs qu’auparavant à descendre marche à marche. Colette dit quoi faire à Eugène qui sait quoi faire : palanquée de géraniums en serre, de bégonias et de cyclamens. Tout produit à la main. Vous verriez son jardinet plein nord, sur la rue, à Noël, le paradis ! Avec musique et le faux puits rempli de fausse neige, festons de glace en couvre-sol blanc et carotte authentique en nez de bonhomme de neige ! Le reste du temps, le jardinet  de rue est un jardin de fleurs, une Floralie, premier hors catégorie et depuis cent ans au concours sans concours de la rue d’Eugène et Colette.

Souvent c’est Colette qui invite ! Mais Eugène est tellement heureux de commenter la visite. Ils parlent l’un sur l’autre tellement l’un n’apprend à l’autre et les textes sont sus par cœur. Le garage est un hall d’expo, une Galerie, un musée. D’un côté les photos de voyages, un peu agrandies, les coupures de journaux historicisant l’hôpital où Eugène a travaillé, ou celui de Colette, et plein d’évocations par cartes postales, c’est à droite en entrant dans le garage, avec la Lambretta bien garée, d’époque, guidon et chrome impecs qu’Eugène à chaque fois nomme, garée à gauche. Justement c’est là, là qu’est le clou ! Le sommet de la vie vitale, le tableau immense et enb 3D, pas moins d’un millier de clefs !

Eugène, le serrurier, les collectionne !

Elles sont de partout, du monde entier, petites, minuscules même, immense et espagnoles, de série, de forge, modèles uniques, bref Eugène, c’est le clou du clou, ou Colette, ou en chœur nous l’annoncent : Eugène est clavissophile et Colette file avec le clavissophile un amour vif !

Pas donné à toutes les rues, un tel musée privé, furtif, ouvert aux voisins sur un bonjour ou un comment allez-vous ?
Simple comme une clé !

Eugène et Colette ne sont pas peu fiers, et à juste titre d’annoncer les trois enfants, presqu’à l’âge de la retraite de professeurs en prépa ou autre qualité institutrice à Plouha, Etables, bref en Côte d’Armor, pays de Mona Ozouf, et l’autre fille vit au Québec, oui, si loin si proche. Où sont nés des petits-enfants. Où Colette et Eugène vont, sont allés, craignent de ne plus. La Lambretta est vouée à traverser l’Atlantique ! Chose promise ! Et les clés ?

Nul décret pour l’heure promulgué au Parlement de la rue !
 


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