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02/05/2023

A Irpin, Olexey résiste par la danse aux horreurs de la guerre

Reportage : Hugo Lautissier et Ines Gil, à Irpin


Contraint d'abandonner son studio de danse dans le Donbass envahi par l'armée russe, Olexey s'est retrouvé à Irpin, près de Kyiv où il a ouvert un nouveau studio. La danse est sa forme de résistance, qu'il partage avec deux-cents-cinquante étudiants.



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La veille de l’invasion russe, Olexey animait le studio de danse le plus couru du Donbass, studio Graciya, dans la région de Donetsk. Le 24 février 2022, son monde s'est écroulé. Au premier jour de l'invasion russe, le studio a fermé ses portes et la région s'est petit à petit vidée de ses habitants, à mesure que l'artillerie russe avançait dans le Donbass. Depuis, Olexey a quitté sa ville, Sloviansk, et a rouvert son studio à Irpin, dans la région de Kyiv. Un semblant de stabilité qui ferait presque oublier que le futur d'Olexey et des Ukrainiens peut basculer à chaque instant.

Le regard focalisé sur la route

Le regard focalisé sur la route, Olexey monte le son de sa radio, la voiture accélère au rythme d’un tube de rap ukrainien. Nous empruntons une avenue de la bourgade d’Irpin. Tout autour, les fenêtres des bâtiments sont recouvertes par des planches en bois, les façades portent encore les stigmates des impacts de missiles. “Tout cela a été détruit dans des bombardements au début de l’invasion russe”, se désole Olexey. De fin février à fin mars 2022, la ville d’Irpin est le théâtre d'intenses combats entre les forces ukrainiennes et l’armée russe, qui cherche à pénétrer dans la capitale ukrainienne située à 15 kilomètres. Les Russes ne parviendront jamais à s’emparer d’Irpin, ils quittent la région fin mars 2022.

A l’époque, Olexey n’était pas dans l’oblast de Kyiv, mais dans sa région d’origine, le Donbass, où il enseignait la danse. C’est seulement à l’automne dernier qu’il s’est installé en périphérie de la capitale pour ouvrir un nouveau studio. “Les débuts ont été difficiles. Le jour du lancement du studio à Irpin, le 10 octobre dernier, les Russes ont lancé une attaque sur la ville. Les habitants ont eu peur alors personne n’est venu”, confi-t-il en lâchant un petit rire nerveux. L’armée russe cible alors des installations énergétiques ukrainiennes et l’électricité se fait de plus en plus rare. “Pendant l’hiver, nous dansions parfois avec des lampes à batteries. Il faisait très froid dans le studio, qui était privé de chauffage. Mais depuis le mois de janvier, les choses s’améliorent. Les gens ont moins peur de sortir. Et puis certains de mes anciens étudiants sont venus de Sloviansk.”

A l’entrée de la salle de danse, les murs rappellent l’histoire du studio. Les mouvements des couples sont figés sur des dizaines de photos, dont certaines datent des années 1980. Les souvenirs immortalisés des nombreux concours passés par les élèves d’Olexey et de sa mère, Galina, qui a créé le studio Graciya en 1983. “Le premier était à Sloviansk, dans le Donbass. C’était principalement de la danse de salon. Aujourd’hui, on a préservé cette pratique, et nous enseignons aussi le ballet, la bachata, la danse du ventre et le hip-hop”, indique Olexey, qui saisit son portable et ouvre la vidéo d’un cours débutant dispensé dans son studio : “Bon, ce n’est pas encore ça, mais ils progressent vite”, plaisante-il.

L’invasion russe

Avant l’invasion russe, Olexey gérait sept studios de danse répartis dans quatre villes de la région de Donetsk. 1100 étudiants suivaient alors ses cours, parmi les plus réputés du Donbass. Mais le 24 février 2022, quand la Russie envahit l’Ukraine, Olexey ferme ses salles et organise l’évacuation de sa femme et de son fils de 16 ans à l’étranger avant de revenir à Sloviansk, sa ville natale.

Dans la ville de l’est menacée par l’avancée russe, il se porte volontaire pour acheminer l’aide à destination de l’armée ukrainienne. Pendant plusieurs mois, malgré les risques, il transporte du matériel de défense, de vision nocturne, des gilets par balles et des poêles à bois sur la ligne de front : "Je l’ai fait parce que je veux défendre mon pays”, affirme-t-il avec assurance. Ce fort sentiment d’appartenance à la nation ukrainienne ne date pas de l’invasion de février. Il remonte à 2014, lorsque la Russie envahit la Crimée et le Donbass. “A l’époque, Sloviansk avait été brièvement occupée par les séparatistes pro-russes, cela m’avait profondément marqué.” Depuis plusieurs mois, le danseur et sa femme ont décidé d’abandonner l’usage du russe, leur langue maternelle, au profit de l’ukrainien :  “Elle vient d’arriver à Irpin, mais elle était jusqu’à peu réfugiée en Lituanie avec sa mère. Nous tentons le plus possible d’envoyer nos messages en langue ukrainienne.”

L’exil à Irpin

A l’automne dernier, Olexey, qui doit travailler et retrouver une certaine stabilité, décide de s’installer à Irpin. “Depuis mon départ de Sloviansk, je me sens comme un réfugié dans mon propre pays”, dit-il. Deux salles de danse sont ouvertes, aménagées en grande partie grâce à du matériel rapatrié de Sloviansk. “Ces bancs, cette climatisation, ces rideaux, tout cela vient de Sloviansk”, affirme Olexey, sourire aux lèvres. Malgré les débuts difficiles liés aux bombardements et aux coupures d’électricité, six mois après l’ouverture de son studio, Olexey enseigne la danse avec un petit groupe de professeurs à plus de 250 étudiants : “Comme nous avions déjà connu la guerre en 2014 dans le Donbass, cette situation n’est pas tout à fait nouvelle pour moi, j’ai su m’adapter. La grande difficulté quand l’invasion a commencé, c’était pour les gens ici, dans le centre, qui n’avaient jamais connu cela. Certains ne se rendaient pas compte du danger des actions de la Russie avant. Maintenant, tout le monde sait.”

Plus d’un an après le début de l’invasion russe, la région de Kyiv a retrouvé un semblant de normalité. Les élèves d’Olexey participent déjà à des concours nationaux. “La danse me permet de me sentir bien, de me détendre. Il est très difficile pour nous de ne pas penser aux soldats sur le front, à l’horreur de la guerre. Toute cette violence génère en nous un stress intense. Mais au moins, dans ce studio, il est possible de s’échapper un moment, et d’oublier la guerre, le temps d’une danse.”

Hugo Lautissier et Ines Gil, à Irpin (Ukraine).




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