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Livres

Paru en février dernier, "l'Accident" de Jean Paul Kauffmann nous plonge au coeur d'un village breton, celui de son enfance ou une équipe de foot fut décimée lors d'un accident de car. Les livres de Kauffmann, très bien écrits sensibles, sont toujours une découverte précieuse.


L'accident Jean Paul Kauffmann

05/06/2025


L’accident Jean Paul  Kauffmann

Virgile en Haute-Bretagne

La couverture annonce la couleur.
Nous parlons de la couverture du dernier livre publié aux éditions Équateurs
Littérature de Jean-Paul Kauffmann intitulé L’accident.
Il annonce la couleur, elle est douce comme l’enfance, nuageuse comme un ciel
de Poussin, le grand peintre de Kauffmann, qu’il découvre à Rome ou au
Louvre. Et sous ce ciel d’après l’été de Poussin qu’évoque l’aquarelle de
Stéphane Rozencwajg, le premier plan est une route grise, doucement
incurvée, avec la ligne blanche continue qui file au centre de la chaussée.
Tout est presque là, dans cette douceur d’enfance à Corps-Nuds de Jean-Paul
Kauffmann. Oui nous avons bien lu. L’auteur naît dans ce village dont le nom
est depuis longtemps la risée des voisins, la provocation obscène d’un gentilé
de bled, le cri du corps : nuds !
Pour une société que décrit Kauffmann si pudique, si refoulée, si étrangement
corsetée.
Tous à poil, c’est sans doute ce que l’équipe adverse crie à l’équipe de Corps-
Nuds quand elle arrive sur le terrain de foot du village d’à côté ou du chef-lieu
de canton.
Tous à poils.
C’est pire que ça puisque le titre du livre va courir tout au long du livre, sans
Drama ni pathos excessif, à la manière modérée de ces terres de Bretagne
occidentale où ça se passe : Le 2 janvier 1949, partis disputer un match dans
une commune toute proche, dix-huit footballeurs du bourg de Corps-Nuds
trouvaient la mort sur le chemin du retour. Le plus jeune, le gardien de but,
avait dix-sept ans. Le plus âgé, un supporter, 36.
Incipit du livre. On se lance. Le jeune Jean-Paul a cinq ans à peine.
Comment s’inscrit un tel drame dans un minuscule village ?

Comment s’accroche ou ne s’accroche pas un trauma pareil dans les mille cinq
cent ciboulots qui constituent le village de Corps-Nuds, à cette époque où la
boulangerie Kauffmann tire la bourre à la boulangerie d’en face, sans doute
plus portée à pétrir un pain laïque ?
Comment survivre ensemble, aux matches, aux messes, aux bals, aux fêtes
après un accident qui vient faucher dix-huit jeunes citoyens, plutôt ici, dix-huit
paroissiens ?
Comment l’ensilencement est la première et assez normale réaction à ce qui,
pour une si étroite communauté villageoise, détermine un avant et un après ?
C’est ce silence que Kauffmann va petit à petit détricoter lui dont la vie fut
aussi fracturée.
Il est, nul ne l’ignore, ce journaliste qui n’est pas réductible à une prise d’otage
à 41 ans, avec Michel Seurat qui y sera exécuté, au Liban en 1985. Il reste et
demeure un journaliste humaniste, chercheur de liens, décrypteur d’âmes –
pardon, de psyché.
L’enfant Kauffmann revient à cet âge d’or de l’enfance et cherche ce qui l’a ou
non prédestinée à ce pas de côté, cette observation sensorielle, ce regard
diariste. Il retrace les jeux solitaires, les livraisons de pain dans la campagne, les
gestes précis du père boulanger, un homme d’une seule pièce, d’un seul tenant
et les mots de la mère, celle-ci, plus complexe, à la famille plus nombreuse,
plus joyeuse, moins empathique, disons plus… mayennaise : » Oui, mais les
Mayennais sont gais ! » dit la mère à son fils.
L’auteur refait sa vie et nous fait défiler évidemment son avant et son après
personnel, cette sensation de mourir, cette possibilité infinie de la
réminiscence pour meubler le temps sans temps de la geôle, le manque
d’aménité et la perte de tout contrôle, sauf sur sa pensée propre.
Une ressource, la pensée propre !
Kauffmann nous offre un livre doux, modéré, caractère breton bien trempé !
Oxymore assumé ! Il nous livre ses références et nous dit comment l’église est
au centre de son village, de sa famille et même… d’une mythologie russe. Car
Corps-Nuds a ceci d’étrange que son église est remarquable et de loin ! Unique
en son genre ! Trop grande pour son tapis moutonné très banal de maisons à

ses pieds. Son architecte est Arthur Régnault qui a scellé le paysage au début
du vingtième siècle en Haute-Bretagne en dessinant tant d’églises bretilliennes
(le gentilé moche de l’Ille et Vilaine, tant pis pour vous !) en les rendant au
néogothique, au roman décadent ou au baroque chevaleresque ! À Corps-
Nuds, c’est autre chose ! C’est d’une autre dimension ! Du néo-orthodoxe
bretonnisé ! Oui oui, vous avez lu et bien lu ! Du byzanthino-schistique ! Un
oignon dépasse en effet l’horizon ! Le clocher est à bulbe et aurait valu au
village, est-ce un mythe, un film de propagande nazie pour montrer la
conquête de l’Ukraine…. par le Reich ! La minute de film est pour l’heure
introuvable mais le mythe durable. À mentionner dans le même registre
magique, pour mettre en scène le film, la présence sur site, encore plus
improbable, de Raimu !
Kauffmann enquête, croise, lie. L’accident est un fil sombre. La religion un fil
d’or trop doré, car il fut adoré. Le petit Jean-Paul est dès quatre ans voué aux
mâtines ! Enfant de chœur, officiant, fasciné par le regard des paroissiens qui
n’ont dieu que pour l’abbé Brionne, autre fil sombre du livre, dont le destin
sera de mépris pour la populace et d’énigme.
Le troisième fil est un cousin, un autre prêtre. Il débarque à l’improviste, l’abbé
Georges Rousseau est du côté Kauffmann et sa présence fugace, certes agace la
mère, mais surtout éclaire le petit Kauffmann depuis l’étudiant, le journaliste,
le bon vivant, l’œnologue jusqu’à l’écrivain d’aujourd’hui !
Et, pour élargir notre piètre culture générale (et chrétienne) un peu
défectueuse, l’auteur nous invite aux rogations où nous trouvons délicieux ces
gestes à l’aube, merles sifflants, fraîcheur de foin renaissant, humidité et
chênes remplis de chants, tous gestes solennels d’un prêtre, une semaine
environ avant les fêtes de l’ascension, bénissant les arbres, les foins et les
merles.
Virgilien. Comment ne pas aimer un tel adjectif ? Il retentit en moi comme une
nature intacte et innocente…/ Nous célébrions en réalité une fête antique à la
gloire de la déesse Cérès, mère de la fécondité et du monde végétal, lui
demandant protection contre les calamités. Autrefois culte romain les Robigalia
furent adoptées au Vème siècle par l’évêque de Vienne, Saint-Mamert, l’un des
saints de glace.

Voyez comme nous mourrons moins idiots !
On en apprendra sur cet après-guerre qui n’annonce que des prochaines et
incessantes guerres et cette plaque dans l’église, seul souvenir tangible de
l’accident, les dix-huit noms des dix-huit joueurs de foot ou leurs supporters.
Nous tentons cette recension du beau livre de Kauffmann après cette victoire
(sans doute) importante et (sûrement) spectaculaire du PSG et sa nuit qui suit,
saturée d’accidents.

Gilles Cervera

Jean-Paul Kauffmann L’accident éd Equateur-Littérature 328 p 22€

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