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01/12/2021

Dans les yeux de Yasmine, les migrants brutalisés à Grande-Synthe

Texte et photos : Tugdual Ruellan


Yasmine, 36 ans, a fait de l’aide aux migrants son combat. Indignée par les conditions de vie qu’ils doivent subir, elle a contribué à lancer avec des amis une association d’aide, « Help 4 Dunkerque » qui collecte des produits de première nécessité et les achemine au camp de Grande-Synthe. Elle a ainsi partagé pendant plusieurs jours le quotidien des migrants. C'était l'hiver dernier. Elle raconte.


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Yasmine a fait sienne cette devise : "Une idée ne peut pas être détruite !"
Yasmine a fait sienne cette devise : "Une idée ne peut pas être détruite !"

Grand-Synthe la pluie, Grand-Synthe la boue, l’angoisse, l’humiliation, la terreur. Mais aussi Grande-Synthe la joie, la rencontre, l’espoir. Partir, passer à tout prix la Manche. Les hébergements et les droits d’asile de la France ne trouvent pas preneurs car c’est de l’autre côté que l’on retrouvera la famille, que l’on croit en des jours meilleurs. Même si pour cela, il faut y laisser sa vie dans l’eau glacée. On sait ce qu’on laisse derrière. Et tant pis si demain, il faut tout recommencer, trouver un nouvel abri, de quoi se nourrir, une chaussure gauche ou une droite. Coûte que coûte, cultiver le rêve.




 


A l'origine, un appel sur les réseaux sociaux

En décembre 2020, Yasmine et son ami Quentin voient passer sur Facebook l'appel de Clio Brandeho, une jeune femme du Lot-et-Garonne, qui vient tout juste de lancer "Help 4 (for) Dunkerque !", scandalisée des conditions de vie que l'on impose aux migrants, stationnés à Grande-Synte près de Dunkerque. Ils contactent Clio et proposent leur aide.
« Nous ne voulions pas faire double emploi ni marcher sur les plates-bandes des organisations. On nous a garanti que ce que nous proposons de collecter sera utile."

Sollicités par Quentin, les artistes et artisans de l'association Hang’arts de rue, installés à Mordelles près de Rennes, se joignent à l'opération. Tentes, bâches, matelas de sol, sacs de couchage, couvertures, sacs à dos, lampes torches et frontales, piles, vêtements, produits d’hygiène... Un grand nombre de personnes se mobilisent partout en France et organisent des points de collecte. Les dons sont réceptionnés à Mordelles.
« Nous avons été surpris de l’enthousiasme généré par cette initiative. Certaines personnes avaient leur entreprise ou un emploi, d’autres étaient au chômage, nomades ou sédentaires. Il y avait aussi beaucoup d’artistes, intervenants du spectacle… Ce ne sont pas des gens qui ont beaucoup mais tous étaient prêts à donner du temps, un peu d’argent, un aller-retour avec un véhicule utilitaire ou autre chose. »
 

Régulièrement, des entreprises interviennent pour détruire et confisquer le matériel, escortées par les policiers (photo : Help 4 Dunkerque).
Régulièrement, des entreprises interviennent pour détruire et confisquer le matériel, escortées par les policiers (photo : Help 4 Dunkerque).

400 personnes et tout est fait pour compliquer leur vie

Le 22 décembre 2020, un convoi prend la route vers Grande Synthe avec un chargement de dix tonnes de dons. Sur place, le collectif est accueilli par les associations. Les dons sont déchargés dans un hangar.
« On est arrivé en pleine crise sanitaire, le couvre-feu venait juste d’être décrété. Dans la jungle, tout est fait pour que tout soit compliqué. Partout, des obstacles empêchent les véhicules de passer. »
Dans le camp, que tout le monde nomme encore la "jungle", près de 400 personnes sont stationnées. Ils étaient plus de mille en octobre. Une majorité d’hommes. Ils sont Kurdes, Afghans, Soudanais, Pakistanais, Vietnamiens, Africains… Dès 8h30, le collectif propose une boisson chaude. La distribution a lieu trois fois par jour. Avec le couvre-feu, toute animation doit cesser à 19h… même le jour de l’An !  C’est aussi un vêtement pour se protéger du froid, une tente pour dormir, des lampes, de la musique, à manger, un générateur pour recharger les téléphones, un écran improvisé sur la tôle d’un camion pour projeter des danses du monde…
« Juste un peu de chaleur pour leur donner la force d’y croire encore après ce qu’ils ont déjà vécu. »

Des destructions systématiques

Les besoins sont immenses car, toutes les semaines, parfois plusieurs fois dans la semaine, tout est détruit !
« Ce sont des entreprises de nettoyage qui opèrent, encadrées par des brigades de CRS armés. Ce qui est curieux, c’est de voir les protections plastiques qu’ils mettent sur leurs chaussures pour ne pas les salir ! Les agents interviennent masqués, vêtus de combinaisons blanches. Généralement très tôt le matin, vers 6 h, parfois la nuit, alors que les gens dorment encore. Ils agissent vite, lacèrent les tentes, embarquent tout ce qu’il y a dedans, sacs, vêtements, même des objets personnels si la personne n’a pas eu le temps de les prendre avec elle.

Des pelles mécaniques suivent pour faire place nette. Le découragement gagne tout le monde. Construire ensemble pour voir tout détruit deux jours après… Les personnes ont reçu des dons, ça leur appartient. Les reprendre, c’est du vol. C’est très violent. C’est une atteinte profonde à la dignité humaine. Ça influe sur le moral, c’est humiliant, inutile, violent, c’est un vrai découragement psychologique. Les journalistes sont écartés au moment des destructions pour qu’il n’y ait pas de témoins extérieurs, de photos ou de films. »
Reportage réalisé par l'association Help 4 Dunkerque en janvier 2021 dans la "jungle" de Grande-Synthe.

"Beaucoup de sérénité et d'entraide"

Yasmine et Quentin découvrent un paysage de désolation. Les arbres sont coupés, la terre est retournée, la boue omniprésente. Le contact avec les personnes qui séjournent ici est spontané. Grâce aux traducteurs sur les portables, on arrive à se comprendre. Ce qui compte plus que tout, ce sont les sourires, les regards…
« Il y a malgré tout, beaucoup de sérénité et d’entraide dans cette attente. Bien sûr, il y a des gens impatients, agacés, mais globalement, ils ont le sourire. Si l’envie nous prend de pleurer, c’est eux qui viennent nous consoler. Il y a une organisation collective des tâches quotidiennes. Des groupes se débrouillent pour trouver de quoi faire du feu, d’autres pour ramener à manger. Ils ont peu mais ils nous offrent ce qu’ils ont … parfois, un simple thé.

Nous n’avons rencontré personne qui veuille rester en France. Ils rêvent tous de l’Angleterre parce qu’ils ont de la famille qui les attend, parce qu’ils parlent plus l’anglais que le français, parce qu’ils imaginent qu’il est plus simple de trouver des petits boulots là-bas. Ils n’ont pas trop connaissance des complexités créées par le Brexit et des nouvelles réglementations du gouvernement britannique.

Les femmes et les enfants sont hébergés dans des hôtels ou des centres, souvent très éloignés du camp. Parfois, on propose aussi aux hommes des mises à l'abri mais il n'y vont qu'une nuit, ou juste pour prendre une douche. Ils reviennent très vite. On n’a pas vu les tractations avec les passeurs mafieux, on ne sait pas comment ça se passe. C’est caché et ça reste entre eux. Mais tous guettent, attendent la nuit où ils passeront. Sous un camion, dans un zodiac que les passeurs mafieux font venir par containers depuis la Chine… c’est leur préoccupation première. »
Yasmine et Quentin sympathisent avec Lucas, un Italien militant de No borders TV, réseau engagé dans la lutte pour la liberté de circulation et l'abolition des frontières :
« Suite à un premier voyage, il venait de réaliser un reportage sur un Afghan croisé à Grande-Synthe, auparavant professeur d’anglais, "I want to be legal". Les talibans lui ont demandé de travailler pour eux. Il a refusé et il est parti. Son frère, qui travaillait pour le gouvernement, a été assassiné par les talibans. »
Voir son reportage vidéo tout à la fin de l'article
 

Yasmine, une soif de justice.
Yasmine, une soif de justice.

Petite-fille de migrants italiens


D’où vient cette soif de justice qui nourrit Yasmine ? Peut-être de ses grands-parents, originaires du Piémont en Italie, qui se sont installés à Paris en quête d'une vie meilleure ? Peut-être de sa mère qui a atterri saisonnière à 20 ans, à l’usine de sardines de Quiberon et joué des coudes pour se faire accepter, avant de devenir bibliothécaire et de travailler à la mairie, ou bien de son père, hippie rêveur et marin ? Sûrement de sa conviction et de son expérience de vie. En 2019, elle passe au camp des Gayeulles à Rennes, où séjournent des migrants, pour y déposer des dons :
« J’étais indignée, révoltée de voir tous ces gens, à notre porte. J'ai entendu une bénévole dire : désolé, nous n'avons rien à vous donner à manger ! La ville de Rennes avait logé des familles dans des gymnases mais il n’y avait pas suffisamment de places... malgré tous les bâtiments vides. On a pu les rencontrer, apporter notre aide, organiser quelques soirées cinéma avec une poignée de copains. »
Puis un bâtiment industriel de 4 000 m² est réquisitionné en septembre 2019 par le collectif Action Logement. Plus de 200 personnes s’y installent avec 50 enfants, venus des Gayeulles : Albanais, Géorgiens, Africains….
 

Ici aussi, "des moments très difficiles à vivre pour tout le monde"

C’est le « squat des Veyettes » à Rennes. À l’intérieur des trois grands hangars, on aligne des tentes tandis que dans les anciens bureaux, sont installés quelques matelas. Les conditions sont spartiates.  
« Il y avait l'eau, l'électricité, de quoi cuisiner... C'était mieux que d'être dans le froid. Ça a duré jusqu’au début de la crise sanitaire. Les personnes ont ensuite été réparties dans des hôtels ou des lieux d’hébergement. C’était assez horrible car le Service intégré de l'accueil et de l'orientation, organisme du service public qui, en lien avec la préfecture, organise l'hébergement et l'accès au logement, nous demandait de faire des listes ! Avec des messages du genre : « Trouvez-nous 40 personnes pour demain. On les conduit dans un hébergement mais on ne pas vous dire où ! » Ça faisait froid dans le dos.

Comment voulez-vous choisir des individus et séparer des groupes ? Au moment des départs, la police était présente et formait un couloir entre la sortie du squat et la porte des bus. Les gens étaient tétanisés. Il y a eu quelques altercations. Les policiers nous traitaient de « gauchos, de gueux, de clochards… » C’étaient des moments très difficiles à vivre pour tout le monde. Je ne comprenais pas pourquoi l’État, les collectivités ne soutiennent pas davantage les associations dans leurs missions. C’est là que mes convictions se sont enracinées. »

Dans les yeux de Yasmine, les migrants brutalisés à Grande-Synthe

Nouveau convoi en janvier 2022

Un nouveau convoi a pris la direction de Grande-Synthe en mars dernier avec des dons individuels mais aussi du Secours populaire, d’Emmaüs, de ressourceries. En août, les membres du collectif ont créé l’association Help 4 Dunkerque, sous une forme collégiale, avec 400 adhérents. Clio en est la présidente de cœur… Ils se sont donné rendez-vous en janvier 2022 pour un nouveau voyage à Grande-Synthe. Ils y séjourneront deux mois.
« On sent une très forte pression dès que l’on intervient pour aider les migrants. D’emblée, on est suspecté. Des policiers sont d’ailleurs allés interroger Clio, pendant plus de deux heures, pour savoir des choses sur elle, sur sa vie... Mais on apprend à encaisser et, avec le temps, des liens très forts s’instaurent entre nous. Le collectif aujourd’hui forme comme une grande famille. »

Contact
help4dunkerque@protomail.com
par SMS : 06 31 43 62 79 (Yasmine) ou 06 41 34 67 22 (Quentin).
www.facebook.com/help4dunkerque
POINTS DE COLLECTE ICI
 

Grande-Synthe (photo : Help 4 Dunkerque)
Grande-Synthe (photo : Help 4 Dunkerque)





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