Les fils de paysans pauvres ont cependant, alors, une chance sans précédent : ils peuvent se glisser dans l'ascenseur social. Au collège puis au lycée de Ploërmel, le jeune Hervé peut s'armer pour ses débats intérieurs. D'autant plus que des profs, ouvrant grand les fenêtres, vont jusqu'à faire venir le grand philosophe non-violent Lanza del Vasto. A l'été, sitôt son bac en poche, Hervé Monnerais file au Larzac chez l'auteur du "Pèlerinage aux sources", à la communauté de l'Arche. pour trouver une réponse à sa « recherche de cohérence » . Il est à deux doigts d'y rester mais à 18 ans, quand même...
« Ce moment où les gens commencent à s'ouvrir à eux-mêmes »
Le théâtre, il l'a déjà pratiqué quand il était étudiant. Un théâtre un peu trop formaté. Là, dans les cours qu'il anime, il apprécie « ce moment où les gens commencent à s'ouvrir à eux-mêmes : ça me fascine. » Pour vivre ça, il aime construire le contexte, « même matériel : j'adore l'aménagement scénique pour recevoir ce moment intime, ce prolongement entre l'intérieur et l'extérieur. »
Marionnettiste reconnu
Et ça marche. Le marionnettiste intermittent a trouvé sa niche. Basée en région parisienne, sa compagnie tourne beaucoup. Son spectacle Pinocchio fait un tabac dans les écoles et lieux parallèles. Le journal Le Monde en fait une critique dithyrambique : « On était sur la même page qu'un papier sur Michel Ocelot, l'auteur de Kirikou. On louait un théâtre de 300 places à Paris. C'était blindé. »
Soudain, durant de longues secondes, les mots d'Hervé Monnerais s'éteignent. Comment expliquer un basculement aux multiples ressorts ? Les chemins qui divergent au sein de la compagnie ; l'envie de poser ses valises la quarantaine venue ; l'arrivée d'un bébé, Jade... L'idée d'un retour en région s'affirme. Pourquoi pas la Bretagne ? Lyonnaise, Flore Angèle, la compagne artiste peintre, apprécie de venir à Rennes voir leurs amis.
La marionnette et la truelle
Se loger n'a pas été plus facile. « Avec le budget qu'on avait, à Rennes, on a vite compris. Dans la première ceinture, même chose. On s'est retrouvé plus loin, ici, à la frontière du département. On ne savait pas où on était. Mais il y avait un soleil comme aujourd'hui. Le coup de foudre. On s'est dit "C'est ça qu'on veut". »
Au village de Beaumont-Magdeleine, en Thourie, une ferme va renaître. On est en juin 2003. Hervé et Flore vident leurs poches, s'endettent jusqu'au cou. Un an après leur arrivée en Bretagne, ils relèvent un sacré défi. « On a eu un moment de flottement... » Avec une énergie folle, ils attaquent tout en même temps. Tout en continuant à tourner en région parisienne, et ils le feront deux ans encore, ils aménagent les bâtiments.
Les premiers partenaires, les artisans locaux
Ils bossent si dur qu'au bout d'un an seulement ils peuvent inaugurer le nouveau hameau. La culture aux champs. Changement de décor et de visiteurs. « On a bien embrassé 60 personnes : dans le milieu culturel, on embrasse facilement... » Mais les gens du coin ont aussi lâché méfiance et retenue : « Plein d'artisans nous ont aidés, ils ont été nos premiers partenaires. »
L'idée de la Grange Théâtre peut germer. Premiers stages, premiers spectacles. Parfois il faut aller chercher les bancs au bourg, à la mairie. « Des copains disent "Je ferais bien ma première ici." » Pendant que le spectacle Pinocchio jette avec succès ses derniers feux en région parisienne, la Compagnie Angel’Monnnerais, avec les peintures de Flore et les marionnettes d'Hervé, commence à tourner. En 2007, la création de "La mouette et le chat" de Luis Sépulvéda apporte la reconnaissance : avec elle va arriver le soutien de la communauté de communes et du département.
Une AMAC sœur des AMAP
Mais l'artiste n'a pas choisi cette terre pour reproduire sa vie d'avant. La recherche de cohérence ne l'a jamais quitté. « On est devenu plus paysans que les paysans ! », blague-t-il. En particulier, le grand potager n'attend pas. Parfois, par exemple, il faut pailler. Un jour, il monte ainsi au grenier chercher de la paille. La grande trappe s'ouvre et l'avale. Une chute terrible. Facture d'une vertèbre.
« On a fallu annuler la tournée de "La mouette et le chat". Et puis on s'est dit "Pourquoi pas ici ? Pourquoi ne pas faire venir les enfants ?" Les enseignants ont répondu oui avec enthousiasme. » Un car amène les gamins dans leurs gilets fluos, le public adulte suit. La Grange Théâtre de Thourie naît pour de bon puis grandit sur un modèle économique lui aussi en cohérence.
« On rencontre beaucoup de paysans bio qui font du circuit court, poursuit Hervé Monnerais. On s'est dit : "Ce qu'il faudrait, c'est un modèle économique proche des AMAP. » Ce sera l'AMAC, l'Association pour le Maintien de l’Art à la Campagne. Une communauté de bénévoles et de spectateurs fidèles entoure la Grange Théâtre. Chacun prend "son panier culturel", l'ensemble de la programmation.
Des gens de tous milieux
Il n'y a donc plus l'aspect militant des débuts même si vingt-cinq à trente personnes s'activent dès que besoin. Le public, quel qu'il soit, sait en tous les cas que l'on trouve ici quelque chose de particulier. « Les gens ont compris notre action. On défend une certaine vision de l'homme et cela dans la durée. On n'organise pas un évènement par an, on traverse les saisons mois après mois : c'est ça qui est le plus dur. »
La démarche a en effet un prix. La Grange Théâtre ne fournit pas à Hervé Monnerais de quoi vivre. Il est intermittent du spectacle et c'est l'essentiel de ses revenus. Le prix, c'est aussi le poids des tâches à accomplir surtout depuis la perte des deux contrats aidés. Les soirs de spectacles, il nourrit les artistes, vend les billets, règle les lumières, gère les bénévoles. Dans la journée, il est aussi au four et au moulin, aux bungalows des résidents ou à l'ordinateur.
« Comment réparer le désordre d'aujourd'hui ? »
Le 14 septembre 2017, on y a projeté le documentaire Atelier de conversation où des réfugiés se racontent dans leur nouvelle langue. Ce 23 janvier, l'invité est Cyril Dion, le co-réalisateur du film "Demain". Les projets d'Hervé Monnerais, comme aujourd'hui la construction d'une grande salle annexe au théâtre, ne sont jamais hors sol.
« On a toujours des invités sur des sujets qui sortent de l'art. On est là les pieds sur terre, les mains dans la terre, Comment réparer le désordre d'aujourd'hui ? Notre désordre génère des monstres. On n'est pas des machines à produire et à consommer. Remettons de l'ordre à l'intérieur. Le monde rural a une place singulière dans le monde d'aujourd'hui. Il faudra absolument y retourner pour réapprendre à vivre. L'art à la campagne, pour moi, aujourd'hui, ça a vraiment du sens. »
Michel Rouger - Photos Clovis Gicquel