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13/08/2011

Au Kazakhstan, l’homme et l’oiseau


Ce trait fauve dans la neige, c’est un renard. Une ombre bondissante dans la poudreuse du Tian Shan. Dans l’aube glaciale, le rouquin file entre deux vallées des montagnes sacrées du Kazakhstan. Truffe humide, les oreilles aux aguets, l’animal s’arrête un bref instant. Scrute les aplombs rocheux avant de repartir d’un saut, presque rassuré. Pas tout à fait pourtant. Comme s’il pressentait l’ombre de la mort qui jaillit soudain à la vitesse de l’éclair.


Après avoir longuement plané dans le ciel bleu (voir la vidéo ci-dessous), l’aigle royal pique sur sa proie à plus de 200 kilomètres heure. Gueule ouverte, le renard se retourne. Tente de mordre. Sans succès. Piégé par les serres puissantes qui l’enserrent dans un étau de douleur. Fracassé à coups de bec, il jappe. S’effondre sans avoir vu le cavalier kazakh qui déjà, dévale à bride abattue. « Ce n’est pas toujours ainsi. Et parfois le renard réussit à s’échapper »,  glisse Abilkhak Turlybaev.


Au Kazakhstan, l’homme et l’oiseau

Une vie à tire d’ailes

On l’imagine sous une yourte. Tant pis pour les clichés, l’un des derniers aigliers du Kazakhstan reçoit dans une maison blanche perchée sur les hauteurs d’Almaty, l’ancienne capitale du Kazakhstan. Sur les collines voisines, on aperçoit des cultures en terrasse et plus haut encore, les sommets du Tian Shan piquetés de neige. Dans l’entrée, un chat dort lové contre le chien de la maison. Deux chèvres indisciplinées tentent une incursion dans la cuisine. Sur la table, de la vodka et un plat de viande avec du riz. ici, l’hospitalité nomade continue à s’imposer et la ville n’est qu’une étape.

Sur le mur extérieur d’une grange une peau de renard utiliée pour l’entraînement de son aigle est accrochée au milieu des outils de jardin.


Au Kazakhstan, l’homme et l’oiseau

« Avec un cheval et un bon fusil, rien ne pouvait m’arrêter. »

Toute sa vie, le souffle de la steppe  aura accompagné cet infatigable chasseur. Comme souvent les Kazakhs, Abilkhak peine à se couler dans l’ordre de plomb des frontières. Né dans l’ancien Turkestan chinois qu’on appelle aujourd’hui le Xinjiang, il n’a jamais supporté les vexations de l’occupant chinois. Rêvait surtout de retrouver ses frères kazakhs.

« J’étais jeune, j’étais fort. Avec un cheval et un bon fusil, rien ne pouvait m’arrêter. »  C’est comme ça qu’il a quitté sa prison en col Mao, une nuit noire de 1969. Par les sentiers pierreux des montagnes du Tian Shan. Déjouant l’attention des gardes-frontières chinois et soviétiques. « Je connaissais tous les chemins et les ruisseaux », explique aujourd’hui Abilkhak Turlybaev. « Et je ne supportais plus les persécutions des communistes chinois. »

« Au petit matin, j’ai frappé à la porte d’une maison. On m’a offert du thé. »  Des voisins le dénoncent. Les autorités soviétiques le condamnent à un an de prison puis à cinq ans de camp. Le jeune homme tient bon. Rêve de forcer à nouveau les barreaux de sa prison. Et pense à son père, un religieux kazakh formé à Médine en Arabie Saoudite. « Avec lui, j’avais découvert l’art de la fauconnerie. »

Devenu gardien dans un camp de la jeunesse communiste, il reprend le fil de son histoire après avoir pris sous son aile un rapace. Dans cette relation avec l’oiseau, l’ancien prisonnier renoue avec son enfance. Patiente dans ce pays où il se rêvait libre mais où il doit chaque jour rendre des comptes à l’ours soviétique.

Les nomades sont des oiseaux rebelles

A Moscou, on se méfie des Kazakhs et de ces nomades que rien n’arrête. Dans les années 1930, ils ont été victimes de ce qu’on appelle aujourd’hui encore le grand « djout » en référence à cette couche de glace qui lorsqu’elle recouvre la steppe en hiver empêche les troupeaux de se nourrir. Selon plusieurs historiens kazakhs, près de la moitié de la population a disparu sous Staline, victime de la famine ou des déportations. Les nomades sont des oiseaux rebelles.

Pendant la Seconde guerre mondiale,  les recrues kazakhs seront souvent envoyées en première ligne. Plus tard encore, le pays va servir de plateforme d’essai pour la mis au point des armes nucléaires. Le pays abrite aussi plusieurs dizaines de camps de travail forcé. Aujourd’hui encore, dans les villages de frontière nichés au pied des montagnes du Tian Shan, on croise des descendants de Coréens, tatars,kurdes, Allemands, Polonais déportés dans des camps et restés ici en rade après l’effondrement de l’Union soviétique.

Vivre libre enfin. Un jour peut-être. Sans cette relation aux rapaces, jamais sans doute l’aiglier kazakh n’aurait pu patienter toutes ces années. Aujourd’hui encore elle donne un sens à sa vie. Le faucon et l’aigle font partie de la maison, ils l’habitent, lui donnent un sens. « La relation avec un aigle est mystérieuse. On ne peut pas l’expliquer », glisse-t-il en évoquant ses rencontres avec ces chamans qu’il dit avoir vus porteurs de l’esprit de l’aigle perchés au sommet des yourtes.

Reprendre la route des ancêtres

« Aujourd’hui, on ne respecte plus la nature. Chasser avec une mitraillette, ce n’est pas humain », ajoute-t-il en évoquant les safaris organisés pour de riches américains ou des magnats de l’industrie pétrolière. Ou bien on en fait un show à la télévision.

Dans ce drôle de pays grand comme cinq fois la France, les mondes s’entrechoquent. Lente poussée des Chinois « qui jamais ne reculent » face à des Russes aujourd’hui sur la défensive. Et les Kazakhs? « Notre langue reprend ses droits », dit avec fierté le vieil homme. Mais il est trop tard pour les nomades appelés à disparaître.

Dans la steppe, les puits de forage ont chassé les yourtes. Le rêve d’Albilkhak? Reprendre la route de ses ancêtres,, seul à cheval avec sa femme et son aigle. En homme libre, à travers la Mongolie, le Kazakhstan et la Chine. Au plus près de la vie et de la nature.

Patrice Moyon





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