Cinéma

Il a filmé une classe unique (être et avoir) ou les sourds (le pays des sourds), il filme aujourd’hui les malades mentaux différents services et malades de l’hôpital St Antoine à Paris. Après le fameux et affolant San Clemente de Depardon il y
a quarante ans, voici une remise à jour psychiatrique par trois documentaires indispensables.


La machine à écrire et autres sources de tracas. Documentaire de Nicolas Philibert

25/04/2024


L'HOSPITALITE AU MIEUX

Encore un Nicolas Philibert !
Sur l’Adamant, Averroès et Rosa-Parks, voici le dernier volet du triptyque : la machine à écrire et
autres sources de tracas.
Trois titres, trois moments, trois films autonomes et dépendants. Trois documentaires comme un
long travelling psychique d’un documentariste qui va chercher (en lui et hors lui) la folie, l’outre-rêve,
l’hors sol et surtout l’esseulé.
Le fou est d’abord si seul.
La démence est une demeure vide ou trop pleine de sens, de voix qui pénètrent sans être réclamées,
d’angoisses qui s’imposent, d’invasions étranges et étrangères. Le fou est si seul d’être lui.
Tellement plus seul que nous, les pas ou peu fous ! Nous sommes juste un peu timbrés. On perd
l’équilibre et on le retrouve. Pas ces femmes et ces hommes qu’a rencontrés Nicolas Philibert.
Il a été accepté par eux, les malades et par leur institution : chapeau !
Chapeau l’hôpital de Paris-Centre d’avoir laissé s’ouvrir quelques-unes de ses portes. Chapeau les
soignants qui se sont donnés à voir, eux qu’on décrit surtout défensifs et soucieux de leur tour
d’ivoire. Quels risques ils ont pris ! Quelle chance ils ont saisie ! Il y a les services emmurés avec des
soignants aussi durs que le béton des murs et des services qui ouvrent, se montrent, laissent
l’oxygène passer, prennent ce risque incroyable de répondre à ciel ouvert de leur mission.
Respect total et des trois côtés : celui qui est soigné, celui qui soigne et celui qui filme.
Pour prendre en charge ces êtres de souffrance et de si grande solitude, il n’y a que l’hôpital
psychiatrique comme recours. Sinon, la rue ! Ou le vide. Ou la mort.
Blanche plutôt que noire, la mort, ainsi que la définit une des soignées dont Nicolas Philibert tire le
portrait. Quatre séquences composent ce troisième docu, pour quatre hommes et cette femme. Des
portraits lents, appliqués, doux, qui consentent à dévoiler leurs démons, leur démence et leurs
clairvoyances. Souvent leurs paniques, quelquefois leurs terreurs : je ne dors pas dans le noir dit la
femme, vous entendez ce silence, regardez ce blanc des murs. Le vide est son effroi.
Toujours, on sent l’empathie du moment au regard appuyé vers Nicolas. Carrément soignant à ce
moment du filmage.

Sur l’Adamant nous laisse visiter la péniche hôpital de jour amarrée à la Seine près de la Bastille.
Averroès et Rosa-Parks nous fait entrer dans les services fermés, cour intérieure et peu de sortie mais
beaucoup de paroles. Nicolas Philibert nous fait retrouver quelques-uns des personnages déjà vus,
presque familiers tant il les filme fraternellement. Il laisse la caméra scruter dans les yeux cette
femme au regard si insistant, tellement angoissé. La caméra fixe les yeux fixes des deux jeunes
hommes, dont le piano remplit l’un et le silence l’autre.
L’absence, le manque, ici tout nous saute au visage.
Nous sommes les spectateurs ébahis du lien que les infirmiers tissent en se saisissant du quotidien.
Simple comme bonjour ! Une machine à écrire détraquée chez un poète entouré de ses dix-mille
pages de poèmes classés par couleur dans des chemises en carton ordonnées. La réparation de la
machine est un tellement bon moment, d’autant que les infirmiers sont formidables ! Non seulement
ils soignent, mais, en soignant – c’est-à-dire en étant là, respectueux et à l’écoute, ils remettent en
route le cliquet qui fait taper à nouveau la lettre en plomb sur le ruban noir et rouge !
Le poète entasse les feuillets, les mots, et sans doute la part illisible de lui-même.
La soignée, ce sont ses disques qui ne tournent plus, dont Janis Joplin. Oh.. ne dites pas Joan baise…..
Le tiroir à disques semble entrer et sortir, la cellule fonctionne, mais démonter sa mini-chaîne lui
donne un peu de sourire car deux hommes sont dans sa chambre et s’occupe de ses affaires. Cette
femme dont la tristesse est son corps retrouve les bons gestes, offre le café, et les crottes en
chocolat. Même Nicolas, de derrière sa caméra intervient et réclame sa part.
Et Frédéric Prieur, dans sa piaule en plein Paris, vue sur cour de récris d’enfants, il a tout peint, tant
dessiné, tout écouté, tant et tellement qu’on ne peut plus passer que de biais dans son appartement
d’images, de collages et d’objets. J’ai mis Cocteau sur la pile qui l’équilibre avec l’Odyssée ! La
déroute est partout. S’étale, s’empile, comment se frayer un chemin psychique dans une telle forêt
d’objets, de fétiches ? Le nounours d’enfance a un nom, ou le doudou ne s’est jamais séparé. Les
soignants prennent le temps. Ils aident à déplacer les piles, proposent leur aide pour trier et, dans le
chaos, le foutraque et le fourbi, par moment, l’air pur passe et le soigné sourit. Diogène sort la tête
du tonneau, il chante !
C’est un soin de première qualité. Chez l’habitant, au plus près, dans le jus !
L’hospit’ à domicile, devant témoins, nous !
Nicolas Philibert filme ce sourire qui file et nous renvoie à nous, à soi, à chacun, dans ses énigmes,
son illisibilité. C’est de l’art brut, Cocteau passe ou Dubuffet, c’est de la chance d’être en vie, créatifs
de soi, perdus et précieux à la fois, hospitalisés au meilleur sens de l’hospitalité.

Gilles Cervera

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