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05/06/2024

Ici se construit en terre crue un futur désirable, solidaire et écologique

Texte : Michel Rouger - Photos et vidéos : Marie-Anne Divet


C’est une aventure pour notre temps. Elle réunit trois jeunes femmes – moins de 30 ans - : Orane, Laura, Clarisse. Un homme : Jérôme, 46 ans. Et sept associés fragilisés, compagnons d’Emmaüs : en ce moment des exilés qui maçonnent un projet de vie contre vents et préfectures. Une fabrique de briques en terre crue, une recyclerie de matériaux - la Briqueterie et la Bricole Solidaires – et une dynamique communautaire sont les murs porteurs de cet ouvrage rare. Tapi dans les champs à 20 mn de Rennes, il est sans cesse fréquenté par des professionnels et des tas de gens militants ou curieux de le découvrir, tels les 300 venus fêter TERRE, c’est son nom, le 1er juin.


De g. à d. : Jérôme Bellois, Laura Dumoulin, Clarisse Le Hen et Orane Bert
De g. à d. : Jérôme Bellois, Laura Dumoulin, Clarisse Le Hen et Orane Bert
terre.mp3 TERRE.mp3  (11.45 Mo)

C’était mardi dernier 4 juin, l’après-midi. Soudain, à l’entrée du chemin, le choc de deux futurs. A droite, un énorme tracteur puissamment armé à l’avant et à l’arrière nourrissait la dystopie productiviste. A gauche, au contraire, sous les hangars et la grande étable de l’ancienne ferme de “La Fosse” transformée en briqueterie de terre crue, apparaissait une société utopique solidaire et écologique. Orane, l’initiatrice de l’aventure, aurait pu la raconter seule. Pas le genre de la maison. Dans la grande salle commune, entre les murs de terre et le mobilier de récup’, c’est le collectif qui a parlé : Orane Bert, Clarisse Le Hen, Laura Dumoulin et Jérôme Bellois. Un quatuor de salariés riche d’horizons divers.

Orane Bert, la voyageuse partie à 15 ans faire une année scolaire aux Etats-Unis puis une autre à travers l’Amérique Latine après son bac scientifique, bourlingue depuis bientôt dix ans dans la gestion et la protection de la nature (un BTS agricole) et les actions de solidarité tel l’accueil de migrants chez elle ou les activités de la Croix-Rouge en Espagne. En quête surtout d’alternatives, elle a fait de la maçonnerie en terre crue découverte en Amérique Latine une de ses spécialités validée à Redon par un CAP puis diverses expériences.

Clarisse Le Hen cacherait volontiers sa licence Économie et Gestion. « J’ai détesté mes trois années d’études. » Mais elles sont sûrement bien utiles ici où elle est arrivée en 2022 pour son master 2 en alternance Economie sociale et solidaire. Un poste s’est créé : elle est restée.

Laura Dumoulin a d’abord été éducatrice spécialisée, notamment dans la protection de l’enfance, y ajoutant des interventions bénévoles dans l’urgence sociale. Avant de décrocher un master 2 Intervention et développement social, elle a travaillé en alternance  sur l’accès aux droits des gens du voyage tout en découvrant TERRE sur internet un jour de novembre 2021. Elle y a créé son poste : quatre mois pour étudier la faisabilité d’une recyclerie, cinq pour monter le projet puis faire vivre la Bricole solidaire.

Jérôme Bellois a le parcours du quadra militant toujours en recherche d’alternatives « pour plus de justice, de liberté ». Il a démarré dans l’automatisme industriel, vite repris les études pour un IUT Génie civil. Il était depuis dix ans conducteur de travaux – et actif syndicaliste – au conseil départemental avant de rejoindre TERRE et sa Bricole solidaire. « Pour l’ensemble de la démarche, sa cohérence », comme il aime à dire.

Voir aussi la page Facebook et ce reportage sur le site d'Emmaüs

Sous TERRE, de solides racines

Pourquoi TERRE, pourquoi s'être engagé·e dans cette aventure ? « Un stock solide de valeurs », comme dit Jérôme, les unit.  En termes différents, s'exprime la même volonté de « répondre aux préoccupations de notre époque, le social, l'écologie, le vivant », « construire un avenir plus désirable », agir, ne pas baisser les bras. En langage activiste, c'est « la convergence des luttes », tranche Laura, qui les relie.

On devine une révolte sous-jacente, canalisée dans une entreprise d'économie sociale et solidaire mais toujours prompte à jaillir : « Le monde d’aujourd’hui me fait bouillir, lâche soudain Clarisse. Je suis plus militante depuis que je suis ici. Ça m’aide à me regarder dans la glace le matin. » Ce qui les aide surtout c'est d'agir et de découvrir sans cesse : « On ouvre une porte et toute une planète apparaît », ajoute-t-elle joliment. Surtout avec des gens venus d'horizons différents, éloignés par la culture et la précarité.

Cela a compté beaucoup chez Orane tout au début de la démarche, en 2020, avec Adrien, son compagnon, et Jess, un migrant qu'elle accueillait chez elle. « Ce qui me touchait beaucoup, c'est que moi, j’avais le droit de bouger et pas d’autres. Mon entrée, c’est là : qu'on ait tous les mêmes droits, c’est un peu utopique mais c’est ça, on est tous égaux. A l’origine, c'est un projet social. »

Yassia expliquant la fabrication des briques
Yassia expliquant la fabrication des briques

Une communauté à construire au quotidien

Un projet social enrichi, donc, de différences par le compagnonnage, si l'on ose dire, avec Emmaüs. Celui-ci paraît évident, en fait il n'existe que quatre cas de ce genre en France. « Nous cherchions un modèle juridique, explique Orane, on a essayé plein de trucs, pensé créer une coop notamment. Pendant le confinement, on a un peu déprimé... » C'est en tombant sur un bouquin dans une librairie de Rennes que l'opportunité a surgi. Orane a appelé aussitôt le siège d'Emmaüs.

Passons sur la période de construction de cette alliance active depuis novembre 2021. Salariés de TERRE et compagnons d'Emmaüs forment aujourd'hui  une communauté... qu'il faut quotidiennement inventer : ici, comme dit Clarisse, « On ouvre une porte et toute une planète apparaît »...

Dans l'esprit des salariés, et dans les textes d'Emmaüs, il n'y a pas de lien de subordination. Mais dans le réel, comment éviter une forme de hiérarchie ? « On fait du mieux qu’on peut, dit Laura. Parler d’horizontalité avec des personnes victimes depuis très longtemps, c’est compliqué. On est force de proposition mais on ne veut pas augmenter leur charge mentale. »

« Notre travail, ici, ajoute Jérôme, c’est de redonner confiance et par là de faire émerger une implication plus forte : chacun va à son rythme. » Une fois par semaine, le mardi matin, tout le monde se trouve réuni autour de la table. Il y a là sept nationalités, des non francophones, des habitudes différentes : « Le mode de communication, de fonctionnement n’est pas évident, note Orane. Notre cadence française peut surprendre. »

Sûr qu'on peut toucher ici à la richesse de l'altérité. Tout se passe en tout cas dans la transparence : chacun repart de la réunion du mardi avec le même niveau d'information. Et finalement, brique par brique, des compagnons prennent une place plus grande. En octobre dernier, l'un est entré au conseil d'administration. Pour organiser la journée communautaire du 30 juillet prochain, Orane a fait appel ce mardi aux candidats : un seul s'est porté volontaire, c'est peu, pour lui ce n'est pas rien.

Un produit qui marche, une clientèle... et des esprits curieux
Un produit qui marche, une clientèle... et des esprits curieux

Tout autour, un réseau de Terreux et pas seulement


Si leur ambition, c'est de « semer de la petite graine pour planter un autre modèle de société », ce n'est déjà pas mal en interne. Mais l'équipe en sème aussi beaucoup aux alentours et bien au-delà. Le projet a germé d'ailleurs d'un réseau : le Collectif des Terreux Armoricains. C'est par lui que dans le projet social du départ « les briques sont arrivées très vite », rappelle Orane. Puis les relations n'ont cessé de se multiplier.

De l'excavation (la terre vient des chantiers du BTP où elle représente en volume 70% des déchets...) à la commercialisation des briques, il y a d'abord le réseau des professionnels : les maçons, les maîtres d'œuvre, les architectes, les très vivantes organisation de Terreux, les promoteurs etc.

Pas loin de ceux-là, TERRE est en relation avec les pros et les militants de l'économie sociale et solidaire, du social, de l'écologie... Également, et peut-être surtout, la fabrique des briques est participative. De mars à octobre, période plus chargée à cause du séchage, une bonne vingtaine de bénévoles viennent deux fois par mois travailler et partager le repas. La Briqueterie se déplace aussi régulièrement à l'extérieur pour accompagner des chantiers participatifs mobilisant des habitants comme ceux de Saint-Sulpice-la-Forêt pour leur centre de loisirs.

Dernière catégorie : TERRE est sollicitée par des associations, des écoles pour une journée de découverte ou par des entreprises qui choisissent une action de solidarité pour leur journée de cohésion : oui, beaucoup de graines sont semées et ça donne de l'espoir alors que le gros engin, dans le champ d'à côté, continue de bourdonner pendant notre conversation. 

Un tel travail a du sens. Il donne de l'énergie et il en faut car il n'est pas de tout repos. Pas payé non plus à la hauteur des compétences et de l'engagement : le smic seulement et le bénévolat pour les nombreuses heures supplémentaires. Seuls les investissements ont été aidés, par la Région Bretagne, le département d'Ille-et-Vilaine et Rennes Métropole. Les salaires, la location des lieux et autres frais de fonctionnements doivent être couverts par les recettes de l'entreprise. Il faudra tenir dans le temps... Mais, sous les hangars de la Briqueterie, il y a un « stock solide de valeurs » comme a dit tout à l'heure Jérôme et en ce moment, c'est plutôt recherché, on bifurque même pour ça.

Michel Rouger - Images : Marie-Anne Divet

 

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Des compagnons d'Emmaüs expliquent la fabrication des briques




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