Cinéma

Dans ce documentaire réussi, le cinéaste Wim Wenders filme la "folie des grandeurs" d'Anselm Kiefer, un ami de longue date.
Cet artiste plasticien allemand compose des installations gigantesques et mystiques à la mesure de sa démesure. Wim Wenders nous embarque dans ces ateliers et filme le processus créatif de son ami.


Anselm Kiefer par Wim Wenders

02/11/2023


Wim Wenders a filmé Pina Bausch juste comme Pina devait être filmée. C’est-à-dire qu’il a dansé
Pina sur un film. Il vient aujourd’hui sur nos écrans avec Anselm Kiefer, le peintre majuscule et son
film l’est, en majuscule à un défaut près.
Kiefer est le peintre des peintres. Né en 1945 comme Wenders qui le filme et comme lui allemand né
dans les ruines..
Le film est le contraire d’un biopic mais il nous glisse de formes en formes dans une biographie sans
dates ni balourdise.
À l’écran, on voit Kiefer peindre, tracer, griffer, cogner, maçonner, construire à partir de cela : les
ruines où il est né. Les ruines, il le dit quasi, sont un commencement. Les ruines de l’effondrement de
son père et de tous les Allemands dont il est né et qui ont tant de mal, les Allemands, avec Anselm
Kiefer.
Le monde entier, non. Les musées du monde entier, non. C’est que Kiefer, né dans ces ruines, né de
ces ruines qui, depuis, à longueur de vie et de bras, à longueur de corps, cogne ses pères, les
réveille, les révèle. Il crie contre son pays que le pays a fauté, tellement fauté.
Il l’a toujours dit, y compris quand on ne le disait pas. Dans ce silence de l’impossible des années
soixante, il s’est mis à vingt ans et quelques à hanter les lieux les plus beaux du monde, affublé de
l’ancien uniforme paternel, y faisant le signe nazi, bras tendu. Photos à l’appui. Ce qui a été pris pour
une provocation abominable était un réveil des minables, une volonté de les faire regarder en face la
vérité contre une Allemagne mutique toute occupée à remonter ses industries (avec les mêmes
industriels), reconstruire au mieux (avec les mêmes ouvriers et les mêmes promoteurs), oublier le
pire.
Wenders filme d’ateliers en ateliers. Kiefer en a eu quatre. Dont une briqueterie allemande qu’il
restaure jusqu’aujourd’hui, dans la région parisienne, à Croissy-Beaubourg (77). La caméra se
promène sur le vélo de Kiefer, avec lui, dans cette usine cathédrale où se fondent les métaux,
s’échafaudent les projets, se réalisent les formes. Il roule, vélo couinant, jusque des tiroirs fous où il
conserve les images, toutes, les objets, tous, classés, rangés, appelés pour inspirer l’œuvre qui
ensuite l’aspirera. Les quarante hectares de Barjac, dans le Gard cévenol, sont aussi hantés dessus-
dessous par le regard wendersien. Entre les tours improbables en béton brut, tours longilignes et
insensées, les galeries immenses où il se promène, grand manteau noir de Kiefer et jusqu’à nous
montrer, musique lyrique et images immenses, cet art Kieferien, disons-le, total.
Sculpté, peint, brûlé, brûlant, brut comme nous, les hommes.
Brut comme le peintre, dont les ateliers sont le monde, avec des hauteurs sous plafond permettant
des formats formidables : voir Kiefer en haut de son robot d’échafaudage qui avance vers la toile,
monte, se décale, homme en équilibre de nacelle, cogne en truelle, brûle en chalumeau sur tige,
lave, rosse. Rosseur de toiles. Rosseur de formes.

Kiefer est le peintre de l’universel. De l’inconsommable et de l’inconsolable ! Négligeons les Koons,
Mueck ou autre Kapoor. Faisons choix !
Notre réserve évoquée plus haut est pour le récit Wendersien qui nous l’a fait tout en légèreté
jusqu’à glisser cet enfant Kiefer, son fils d’ailleurs, short court et pull col V, en métaphore superflue.
Comme pour nous surligner la continuité entre l’enfant Kiefer et l’adulte Kiefer. Ce petit artifice est
de trop mais il est tout petit à côté de ce docu indispensable. Un Wenders ! Un Kiefer !
Les grands font en général du grand.
Gilles Cervera

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