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13/06/2023

"Le jardin de la laiterie", un documentaire de Marc Weymuller



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Le jardin de la laiterie. Le documentaire de Marc Weymuller fait événement à Fougères. Bientôt vingt ans après la casse de la Laiterie Nazart, le documentariste bourguignon né à Marseille filme les ouvrières et les ouvriers qui se retrouvent chaque mercredi et cultivent avec Hélène Nazart un jardin de rêve !

Rêvons Nazart

Question : Comment faire un film avec presque rien sauf un événement vieux de quinze ans au moins qui a blessé une ville, ses territoires à vaches tout autour et, plus amplement, Bretagne et Normandie, terres à pâtures s’il en est.
 
Réponse : Filmer l’événement en question aujourd’hui
.
Question Deux : Comment faire avec le ciel et la lumière des visages, le sombre déroulé des pensées intérieures, les intimes convictions, l’éthique d’un autre temps -le bon !, comment faire avec ces fils, comment les tresser en finesse pour créer un film dont la matière est la soie, mieux, le lait !
 
Réponse : La soie de soi ou le lait de l’autre !
 
Un film peut-il être du lait à savoir cette douceur liquide assez fondamentale qui fabrique au départ pas mal d’êtres humains, beaucoup ensuite entre beurre à tartines, yaourts, crème fraîche et calendos ?
 
Rêvons Nazart ?
 
Marc Weymuller est l’auteur dont parle l’intro. Celui qui réalise ce film, quelle espèce de film ? Pomme ou reinette ? Fiction ou docu ? Réel ou poème ? Beurre ou babeurre ?
 
Réponse : un film, point barre, un film !
 
Le Jardin de la Laiterie vient, dans la filmographie de Weymuller, après La vie au loin, Une fenêtre, le monde, Malgré la nuit ou Little America, bref, il vient compléter une œuvre où se déploie le réel qu’il ouvre au contemplatif. De la main de l’apiculteur portugais qui balaie les abeilles de feu sur le bois de sa fenêtre jusqu’ici, à Fougères, les lisses qui sortent l’une après l’autre, sous le regard d’Hélène Nazart. Presque les mêmes abeilles pour un même miel : des films entre mysticisme et silence, des arrêts sur image où le poétique touche la peau et l’éthique.
 
Nazart.
 
Laiterie sous le château de Fougères. Cœur battant du quartier Saint-Sulpice entre 1950 et 2015. Sur les rives d’un Nançon canalisé, bieffé, que par moment pas grand-chose ne contient quand il se gonfle, ronfle et roule. Il continue de fabriquer sa vallée.
 
La laiterie Nazart. Un modèle social ? Un fouriérisme des Marches ? Un tropisme patronal ? Familial ? Un OVNI social dans un monde de brutes. Un îlot !
 
Une île nazartienne.
 
Hélène Nazart dont la voix et le visage filent le film dit qu’il faut vivre dans un trou pour avoir envie de lever la tête. Une laiterie sur une colline, impossible ! Impensable. Il fallait que les camions trimballent leurs bennes à bidons sur les pavés tordus du quartier Saint-Sulpice, imaginez le vacarme, bam badam. 
 
Doux vacarme que le futur photographe Gérard Fourel sans qui le film serait resté dans les limbes entend le réveiller. Vas-y Gérard, tu as moins de douze ans. Tu es sulpicien parmi d’autres garnements qu’on voit ou non à l’écran, en vélo ou à pied, surgis d’images réminiscentes. Vas-y Gérard, bam badam ! C’est l’heure de la laiterie. Les camions passent, prennent l’équerre des ruelles et tu dois filer à l’école. Pas là que tu t’amuses le plus. Davantage dans les cours et les coursives de la Laiterie. Mettons que Gérard ait un souci de chaîne de vélo, ça arrive aux enfants quand ils poussent trop sur le pédalier, ou d’essieu qui grince, bref Gérard et ses petites fiancées, on ne dévoilera rien, promis, court dans l’atelier Nazart, prend la burette et fout de l’huile sous le regard amusé des ouvriers. En famille ! Entre camarades. Ça repart. L’industrie est fourrée au fin fond du quartier populaire où les  enfants ont leur place. 
 
Fougères, le fameux château de Mauclerc, et, tout près, il y a, sous ses tours incroyables et dominantes, il y a le château-bis, le château de lait !
 
Ceux qui y travaillent y forment une communauté laborieuse, un phalanstère sous autorité, celle de Monsieur Nazart. Monsieur, lorsque les ouvriers en parlent, mettez, pour être dans un plus parfait écho de leurs propos, huit majuscules à monsieur.
 
Mauclerc, on disait sire. Nazart, on dit encore Monsieur.
 
Longiligne, humain, tellement sec et impressionnant. Un ouvrier dit cinquante ou soixante ans plus tard, quand je le voyais, je m’éloignais, je passais plus loin. Pas la force de dire bonjour, trop intimidé mais c’est lui qui venait vers moi, bonjour Léon. Pas moyen de me défiler !
 
Beaucoup tremblent encore d’admiration – et d’affection pour le patron. 
 
Au XXIème siècle, l’algorithme affection/patron/admiration, comment dire, paraît dur à gougueuliser !
 
En remontant les degrés du cinéma Le Club où l’avant-première du Jardin de la Laiterie a eu lieu dimanche 11 juin à Fougères, deux anciens, car la salle était pleine, jauge à bloc, deux anciens se retrouvaient à ma hauteur et je ne montais pas plus vite que leur conversation.
 
Dis donc, je t’ai pas dit. J’étais troufion. Bidasse quoi. En 64. Je suis entre Rennes et Fougères, je fais du stop pour rentrer à la maison. Dis donc, incroyable. Une DS s’arrête. Une grande, belle dis donc. Je rentre dedans. Y’a un gars au volant. Il est grand. Un grand sec, dis donc. Première fois que je pose mon cul dans une DS, dis donc. Il me dit : Vous faites quoi dans la vie ?
 
- La quille dans deux mois, je lui réponds.
 
C’est là qu’il me dit, Monsieur Nazart, c’était bien lui dis donc, en personne, dans la DS, Monsieur Nazart : venez travailler chez moi.
 
T’aurais dû prendre la parole pour raconter l’anecdote, lui rétorque celui qui avait, au cours de la discussion suivant la projection, pris la parole pour énoncer le point de vue des cultivateurs, les éleveurs de vaches qui se sont trouvés sans débouché, une fois la Laiterie fermée.
 
J’ai continué à monter les marches du cinéma. Leurs paroles se perdaient parmi celles des autres spectateurs. Les chauffeurs de citerne, les ouvriers du beurre, les cadres et les comptables, les femmes de la barate. Tous venus au cinéma voir leurs portraits en douceur. Pas tous ! Il y a, au début du récit, les photos d’identité qu’Hélène Nazart sort une à une du coffre en fer. Elle semble les poser en désordre sur la table sous l’œil caméra de Xavier Arpino, peut-être pas au hasard. Elle les apparie par équipe, elle les pose par bandes, par affinités, les copains du lait, les collègues du camembert Le pré vert.
 
Une identité Nazart.
 
Bien sûr celle d’une famille avec Madame et Monsieur. Ils achètent la laiterie sans fonds que le leur, c’est-à-dire aucun apport. Les quatre enfants naissent ici. Dans la Laiterie. Appartement au-dessus des tuyauteries, de l’inox, des bidons qui brinqueballent. Jamais de silence. Sauf mettons trois fois par an, Hélène ou Jean se demandent ce qu’il se passe dans la maison qui est une usine et dont l’industrie soudain arrêtée empêche de s’endormir, réveille : plus que les oiseaux dans les chers arbres de Monsieur Nazart.
 
Poser une laiterie dans un coude de rivière, sous les biefs du château, une aberration ! Disons plutôt que le site est grandiose et pourquoi pas une industrie dans un site grandiose ? Après tout, le beau n’est pas l’ennemi du labeur ! Au contraire. Drôle d’histoire à contre-courant, le cas de le dire, des rationalisations productivistes en cours. (Plate-forme, entrepôts et gâchis de paysage à perte de vue)
 
Le modèle Nazart.
 
Il s’ensuit qu’en creux, dans le Jardin où tous les mercredis les anciens se rejoignent depuis que Nazart a fermé, les Jardins-le-film parle d’un modèle. Un contre-modèle économique et social.
 
On pourrait sans trop y réfléchir, sans bien piger le microscosme et l’écosystème, parler de paternalisme patronal, donc désuet, ou de domination sournoise type catholicisme intéressé (Abbé Bridel etc), il n’en est peut-être rien.
 
Autre chose a eu lieu et continue :  le lien.
 
Le lien égalitaire, le lien de personne à personne, le lien qui sème et s’aime.
 
Voir.
 
Voir aujourd’hui le jardin des mercredis. Les taillages, émondages d’espaliers, les conversations de pommiers et les rires, comment-ça-va de tous avec tous. Voir les semages, les brouettes d’un réfugié Syrien qui nous lit dans sa langue une poésie autant concrète qu’imaginaire et nous lie à l’universel. On apprend un peu plus tard qu’il est régularisé. C’est écrit avec la belle écriture dans le Journal filmé d’Hélène Nazart. Le Syrien à brouette, pelletées de feuilles et amour de graines dont on n’a pas retenu le prénom, pardon monsieur, va pouvoir, dit Hélène, vivre enfin au grand jour. Sortir du trou ! Comme ça qu’elle identifie sa vallée, sa Laiterie dans la vallée, sa maison dans la Laiterie dans la vallée.
 
Voir aujourd’hui ce qui réunit ces ouvriers du lait qui ont ici baraté, transformé ce que les vaches alentours produisaient ce qui nourrissait ceux qui les nourrissaient.
 
Voir ce modèle exceptionnel : un patron, Monsieur Nazart, qui ne porte pas plainte pour le vol d’une sacoche contenant sa recette de la collecte par le chauffeur en s’interrogeant sur ce qui l’amène à commettre cette faute. Il interroge les collègues, écoute et comprend la difficulté du gars. Il embauche sa femme pour que deux salaires améliorent l’ordinaire. Exemplaire !
 
Pas de bon à rien à la Laiterie. Un cadre à la retraite le dit. C’est au groupe, à la chefferie de trouver l’emploi qui va convenir et la place conviendra. 
 
Ça semble à des années-lumière d’aujourd’hui. Du management par la terreur ou par l’indifférence, de l’évaluation permanente et des objectifs intenables ! C’est si près de ce que l’aujourd’hui veut, réclame, à cor et à cri. En vain et dans le vide, en en payant jusqu’à quel prix ?
 
Nazart, c’est ce mythe.
 
Les banquiers, après la mort de Monsieur Nazart et la reprise par Hélène et Jean, font couler, voilà, c’est dit, couler une laiterie irrationnelle, humaniste, utopique. Une Laiterie humaine ! Lactalis est désigné par Jean, les corbeaux s’organisent pour regagner des parts du marché. Nazart coule dans les années 2005. L’utopie continue dans les Jardins. Une utopie de vie, de vivre ensemble, de se lier ensemble, de voir la vie des insectes et des fleurs, celle des sèves et des bourgeons, la vie des saisons que Marc Weymuller filme avec tellement de précision.

Le film est réalisé au ras des plates-bandes, entre le pétale et l’abeille butineuse, entre la goutte de rosée et la surface bleue des feuilles. 
Marc Weymuller filme les jardiniers presque depuis leurs bottes, toujours dans leurs paroles, leurs souffles et l’haleine bleuie de leurs souvenirs. Le jardin de la Laiterie se conjugue au temps présent. Hélène s’avère la journaliste des semaisons et la journalière des saisons.
 
Au ras de la terre. À fleur d’eaux, faute de bruit dans les ateliers, de bidons dans l’usine et de vélos de mioches à se vautrer dans les taillis.
 
L’usine est morte. Pas le rêve ni ces fantômes qui y vont et qui y reviennent, traversant les images. Le passé ne fait aucun bruit quand il traverse l’écran, sauf le joueur de clarinette, poète en plus de la poésie, moitié kusturikien, moitié solaire, chant ou plainte, mélopée ou, on le dit en Bretagne, gwerz.
 
Ce ne sont ni des fantômes ni des spectres qui fêtent les retrouvailles sur les longues tablées d’été sous les arbres. Ce sont les ouvrières et les ouvriers qui ne se délient pas.
 
Hélène Nazart dit qu’il faut vivre dans un trou pour toujours lever la tête. Femme debout qui regarde au ciel les nuages à traire dont le lait coule en poème.
 
Elle l’a relevée, la tête, malgré les drames, les deuils, les pertes. Elle la relève comme cette laiterie fougeraise qui, sur l’écran, conserve son mythe et apprend, transmet. Voilà un film à pousser dans les grandes écoles. Le productivisme capitalistique et financier, l’obsession du marché, le seul appétit de gagner beaucoup plus et toujours beaucoup plus sont les pires casseurs de conscience et ce qui s’oppose le plus aux vaches qui ruminent au rythme de la rumination et font du lait dans le temps que ça doit prendre.
 
Le beurre n’aura pas le même goût si c’est de la luzerne ou du ray-grass qu’elles broutent.
 
L’écologie passera par un retour obligé, nazartien, au respect des trous, des vallées, des rivières et des hommes qui y fabriquent de quoi se nourrir, sans plus.

C’est un ouvrier dans le jardin qui dit Je rêve Nazart.

Le jour, la nuit, quinze ans après la fermeture, Marc Weymuller défend que l’histoire n’est pas résolue. On ne résout aucune histoire. On la vit, on la transforme. Nazart aurait-il à voir avec Nazareth ?

En tout cas, c’est un mode à retrouver, une utopie à cultiver : bêches, houe, sécateurs et motoculteur. Au pas de Marc Weymuller qui chemine en filmant.

Gilles Cervera
 
En salle au Club à Fougères : 
Jeudi 15 juin à 15h30
Dimanche 18 juin à 17h30 
Mardi 20 juin à 15h30. 





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