26/02/2012

Un regard humaniste sur Sarajevo


Alors que sort « Au pays du sang et du miel » d'Angelina Jolie sur l'enfer bosniaque, Emmanuelle Sabouraud, dans « Sarajevo à l’heure bosnienne », nous propose de rencontrer cinq jeunes d'aujourd'hui. Ce documentaire humaniste, réalisé dans les pas de deux jeunes photographes, Marie Färber et François Eluard, est aussi pour elle une passion nouvelle.



Preneuse de son, Emmanuelle Sabouraud était talonnée depuis longtemps par l’envie de faire un film. « J’ai eu un projet avec un sculpteur africain il y a une vingtaine d’années mais il a capoté pour diverses raisons. Par la suite, le monde du documentaire et du reportage étant mon milieu professionnel, l'envie est souvent revenue. Lorsque, fin 2007, Marie Färber m’a exposé son projet photographique, je me suis sentie interpellée par le sujet : c’est parti comme ça... » 

Les deux jeunes photographes Marie Färber et François Eluard préparent, sous le titre « Allo, ici Sarajevo », un reportage sur la ville ainsi que des portraits d'habitants. Emmanuelle Sabouraud part à la recherche de financements et en décroche : une bourse à l’écriture de la Région Bretagne puis un accord de soutien de Candela Productions ; côté diffusion, TVR 35 Bretagne, Ty TV et Tébéo à Brest adhèrent au projet. En 2010, l’aventure peut commencer !


Cinq jeunes bosniaques

Tout en prévoyant de coller à leurs regards, Emmanuelle Sabouraud part elle-même, à plusieurs reprises, en repérage à Sarajevo. Elle est accompagnée, pour les images, de Florence Sagory.  « Sarajevo, c’est à nos frontières, souligne-t-elle, mais on ne connaît pas. Nous avons découvert la ville et ses habitants. Ils s’expriment facilement, ils aiment parler de leur pays et que l’on s’intéresse à leur histoire. »

Aujourd'hui, le documentaire « Sarajevo à l’heure bosnienne »  nous fait découvrir la ville à partir du travail des deux photographes mais il repose aussi sur les interviews que la réalisatrice a réalisées et sur les images que sa complice Florence Sagory a tournées. Emmanuelle Sabouraud a rencontré cinq jeunes trentenaires bosniaques : « Ils étaient enfants ou adolescents pendant la guerre, ils ont encore une vie à vivre devant eux, je les ai questionnés sur la vie à Sarajevo aujourd’hui, un peu plus de 15 ans après la guerre. »

Emmanuelle Sabouraud a ainsi croisé les chemins d’Amela, 28 ans, enseignante en langues et guide touristique pendant la saison ; de Lejla, 32 ans, enseignante en Français et Anglais, chroniqueuse de radio et chanteuse ; d’Amir, 30 ans, cuisinier, musicien et, à l’occasion, guide et traducteur ; d’Amra, 32 ans, journaliste de presse écrite, en recherche d’emploi depuis plus de deux ans ; enfin de Banda, 34 ans, chanteur et compositeur.
 

Stigmates dans la rue et les esprits

À l'écran, la ville, dans sa vallée, est belle, entourée de collines et de montagnes, ou sous la neige. D’importants chantiers de réhabilitation ou de construction y sont à l’oeuvre mais les images s’attardent aussi sur les ruines et les immeubles déchiquetés, sur les points d’impact qui criblent les murs ; elles témoignent de la prégnance des stigmates : Sarajevo est loin d’être reconstruite.

Les cinq jeunes Bosniaques, se prêtant de bonne grâce aux entretiens, parfois délibérément drôles, se mettant même à chanter à l'occasion, parlent toujours avec passion de leur pays et de sa culture, de Sarajevo, du courage et de la dignité de ses habitants, pendant et après une guerre dans laquelle aucun d’eux ne se reconnaît. Certains, d'ailleurs, n’étaient pas présents pendant le conflit. Ils renvoient l’image d’un islam modéré et laïque, mais sont tous bien conscients des dégâts que la guerre a provoqués dans les esprits, des divisions qu’elle a créées.
 

Dans les écoles, « on n’apprend pas la même Histoire »

« Certaines de leurs approches sont noires et sans espoir de changement, commente Emmanuelle Sabouraud. Ils sont pessimistes alors que ce n’est pas dans leur tempérament : ce sont des slaves, ils aiment rire, ils sont exubérants, ils aiment se moquer d’eux-mêmes, ils ont de l’humour, mais là, ils perdent l’espoir puisque rien ne bouge. Au niveau de la vie et du quotidien, c’est difficile et la situation politique est très complexe.

Avant, tout n’était pas parfait, mais la guerre a brisé des choses, une cohabitation calme. Une guerre sépare des familles, tu te retranches dans ton camp. Il existait une entité géopolitique, même si elle avait des défauts : maintenant il y a même de la ségrégation par les écoles pour des questions de langue, on n’y apprend pas la même Histoire. »


« Ça peut exploser à tout moment »

Les jeunes interviewés évoquent la grave crise économique que connaît le pays. Certains d'entre eux, en dépit de l’attachement qu’ils portent à Sarajevo et à leur pays, vont être contraints d' aller chercher fortune ailleurs.

« La vie est difficile là-bas, poursuit la réalisatrice : il n’y a pas de travail, on a vu des gens qui font les poubelles, la manche, vendent des chaussettes tricotées en bas des immeubles. Le problème n’est pas réglé, ni économiquement, ni politiquement : les accords de Dayton ont arrêté la guerre, point barre ; ces accords, qui étaient provisoires, durent depuis plus de 15 ans. La situation est tendue ; les ultranationalistes serbes essaient d’annexer la partie serbe de la Bosnie ; ça peut exploser à tout moment. »

Face à la caméra venue de l’Ouest, émerge enfin avec force la responsabilité de l’Europe. Lejla s’exprime avec émotion sur le sujet : « Pourquoi l’Europe a-t-elle été aussi absente et aussi… lâche envers la tragédie de la Bosnie-Herzégovine ? Pourquoi n’a-t-elle pas pris avec cœur, avec ferveur un engagement clair et sincère, de défendre l’humanité et de défendre l’Europe multiethnique, multiculturelle et démocratique ? »

Bosniaques, Serbes, Croates... Tous Bosniens

Une lueur d’espoir pointe cependant : en dépit des difficultés et des ressentiments, la nouvelle génération semble vouloir prendre la relève et faire conserver à Sarajevo son atmosphère cosmopolite… Cette richesse doit demeurer malgré les assignations à des identités restrictives et les pressions sociales :

« Les cicatrices sont toujours là mais c’est à nous de les guérir (…) Tous ceux qui étaient mes amis avant le sont restés après. Nous ne sommes plus mélangés de la même façon, mais nous sommes toujours mélangés, et nous devons vivre ensemble. Nous nous foutons de la politique, on a vu ce que ça a donné. Les problèmes actuels ont été créés par d’autres gens, ces mêmes criminels qui détiennent le pouvoir actuellement. Là, les gens galèrent, ils se sentent frustrés au niveau politique et constitutionnel, mais dans la vie de tous les jours, ce sont des gens qui vivent avec leurs voisins Bosniens : ils ne vivent pas avec les Serbes, les Croates, les Bosniaques musulmans, mais ils vivent avec des Bosniens ! » Bosnien, la terminologie officielle désormais.
 

Un film doit être vu et débattu

Emmanuelle Sabouraud a donc concrétisé son rêve de réalisatrice. Mais son film, sorti à Rennes en décembre dernier et que l'on pourra revoir près de là, le 7 juin à Chartres-de-Bretagne, en même temps que les photos de Marie Fârber et François Eluard, doit être maintenant vu et débattu. « Un film, ce sont des rencontres, ça doit aider à parler, à discuter de différents sujets. Ici, ça peut être la guerre, les Balkans, la problématique de la cicatrice, que sais-je ? Un film, ça doit être un support à des débats, c’est aussi un message d’ouverture...

Ce film, ajoute-t-elle, c’est aussi un travail de mémoire : en France, on ne s’est pas beaucoup mobilisé pendant le conflit, disent les protagonistes du film, donc on a sans doute d’autant plus oublié… D’ailleurs, quand les Français évoquent les Balkans, ils parlent plutôt, semble-t-il,  de l’entrée de la Serbie et de la Croatie dans l’Union Européenne ou des plages de Croatie. Mais quand ils évoquent Sarajevo, peu semblent se préoccuper de sa situation et de celle de ses habitants aujourd’hui (... ) Si le multiculturalisme de la ville est une richesse pour les jeunes que j’ai rencontrés, cette richesse reste fragile à cause des nationalismes… »

Ce film, qui a été aussi une belle aventure humaine avec les photographes, les Bosniens, l'équipe technique, Florence Sagory pour les images, Marie-Hélène Mora pour le montage, doit donc circuler. Emmanuelle Sabouraud cherche mainrtenant salles et festivals. « Il est prévu une version allemande et une version anglaise qui vont être prises en charge dans mon réseau de relations, mais ça demande du temps. Une version en serbo-croate serait l’idéal mais demande des moyens dont je ne dispose pas… »

Dominique Crestin






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