23/10/2014

Sur scène, elles partagent le combat des jeunes résistantes


Une troupe de théâtre amateur bretonne met en scène une pièce de la résistante Charlotte Delbo qui relate sa vie carcérale avant sa déportation à Auschwitz. Aujourd'hui, les comédiens, habités par leurs personnages, veulent tout connaître de son auteure que la force, l'engagement contre les oppressions politiques et le souffle du langage, fascinent.


Michèle TROCHEL, Sylvie MARCHAND, Sébastien SCHILLIGER
Début octobre : c’est l’été indien en Bretagne. Trois comédiens de la troupe, Michèle, Sylvie et Sébastien sont installés dans un joli jardin à la campagne, à Chanteloup.  
 
Ils évoquent la compagnie, la pièce et les huit femmes qu’ils incarnent aujourd’hui sur scène à partir du texte écrit par Charlotte Delbo … On comprend alors rapidement qu'ils se sont attachés à leurs personnages et qu'ils ont été pris de passion pour l'auteure que la vie et les écrits impressionnent.

Choisir un texte qui a du sens

Le premier spectacle, une pièce de l’auteure québécoise Carole Fréchette, « Les Sept Jours de Simon Labrosse », a du sens pour la troupe : « Un théâtre engagé qui donne une certaine vision de la vie. Une histoire forte qui parle de la difficulté de trouver du travail malgré envie, énergie et idées, même les plus folles. »
 
Ensuite, le choix d’un nouveau texte s’avère complexe : les acteurs trouvent difficile « de sortir de Simon Labrosse », veulent continuer sur un texte engagé « qui dise quelque chose »
 
De nombreux textes sont lus, rien ne plait… Mais un jour, Alain Serve, le metteur en scène propose un texte de Charlotte Delbo : « Les Hommes ». A l’état de manuscrit, donc non encore édité, il n’a jamais été joué bien qu’étudié à l’université de Rennes 2.
 
Ce texte fait l’unanimité : « A la première lecture il y a eu des larmes, on a eu du mal à lire certains extraits tellement c’était fort. »

Un témoignage sur les valeurs de la vie

"Les Hommes" représentation à Saint-Erblon - Photo Georges REBOUX
La pièce relate la vie carcérale de l’auteure, au fort de Romainville, avant sa déportation à Auschwitz : des femmes et des hommes sont incarcérés avant d’être déportés. Les hommes, frères, maris, pères, courent le danger d’être fusillés comme otages. Pour se distraire de l’angoisse, les femmes philosophent, font de l’anglais et, avec leur imagination, leurs compétences et ce dont elles disposent, mettre en scène une pièce légère : « Les Caprices » d’Alfred de Musset. Le jour de la représentation, trois femmes sont appelées pour aller dire au revoir à leurs hommes qui vont être tués… 
 
Pour les comédiens, le texte prend tout son sens dans la société d’aujourd’hui : « On a pensé aux camps de rétention, de réfugiés politiques, etc. Il y a également le devoir de mémoire, le témoignage sur les valeurs de la vie, le combat pour des idées. Et, surtout, ce désir et cette force qui portaient  les femmes pour bâtir un autre monde... »
 
La préparation s'avère cependant ardue puisqu'Alain Serve, parti vivre à Nice, ne peut venir les faire travailler que parfois le week-end.
 
Pourtant, ils persistent à avancer et, après deux ans de labeur, la pièce et les décors sont prêts.  L’Ephéméride va présenter "Les Hommes" une première fois, à l’aube du centenaire de la naissance de Charlotte Delbo.

Une pièce et des personnages qui portent les acteurs

"Les Hommes" représentation à Bourgbarré - Photo Georges REBOUX
Les acteurs se disent « portés » par la pièce, « habités » par ses personnages. Ils parlent autant de ce que ces femmes étaient dans la réalité que de la pièce : Reine, la femme d’ouvrier syndicaliste, Cécile, la couturière cynique et professionnelle, Madeleine, la rigolote optimiste, naïve et simple, etc. 
 
Ils ont lu « tout ce qui concerne ces 243 femmes qui ont fait partie du seul convoi de déportés politiques jamais envoyé à Auschwitz ». Ils savent ainsi que les huit femmes/personnages de la pièce avaient choisi la résistance, malgré les risques, et qu’elles ne se sont jamais considérées comme des victimes. 
 
Ils savent leur solidarité entre elles et aussi ce qu’elles sont devenues  : « Gina, lumineuse dans la pièce, était italienne. Elle aurait pu rentrer chez elle mais elle restée en France. Dans le camp, elle a empêché Charlotte de se suicider. A Auschwitz, on lui a demandé de déshabiller les enfants qu’on allait gazer. Elle n’a pas pu et est alors allée se suicider en se jetant sur les barbelés. »

Seules deux ont été rescapées, Charlotte Delbo, alias Françoise, et Christiane Borras, alias Cécile.

Une fascination pour l’auteure

De Charlotte Delbo, particulièrement, ils sont avides de tout connaître et tout ce qu'ils en découvrent ne fait que renforcer leur admiration pour elle : « Sa force à tenir debout et rester digne, son combat et ses engagements sont impressionnants»

Sa vie : elle est secrétaire de Louis Jouvet en 1941 et en tournée avec lui en Argentine. Quand elle apprend que son mari, Georges Dudac, est recherché et a été condamné à mort, elle choisit de rentrer en France pour faire de la résistance. Elle a vingt-huit ans. « Avant la guerre, elle n'était pas écrivain. Après, elle a travaillé à l’ONU, au CNRS avec le philosophe marxiste Henri Lefebvre, et elle a écrit. » 
 
Ses textes : « Elle a écrit son premier livre,  ''Qui rapportera ces paroles ?'', rapidement après sa sortie d’Auschwitz. Par contre, elle n’a édité que vingt ans plus tard ''Aucun de nous ne reviendra''. Elle a mis du temps à l’écrire : elle voulait que ce soit beau et respectueux, mais a aussi attendu que les gens qui avaient souffert soient apaisés. ».
 
Ses interviews : « Elle est sympa, a une voix gouailleuse comme Arletty. Mais elle est aussi impressionnante : elle a eu des gros moments de déprime, …après. Elle a choisi de ne pas se remarier pour rester fidèle à son mari. »
 
Ils se sont même déplacés jusqu’à Angers pour voir jouer « leur » personnage à Auschwitz dans « Qui rapportera ces paroles ? »... Mais l’interprétation des personnages qu’ils avaient incarnés ne leur a pas toujours convenu : « Après le spectacle on est allé voir le metteur en scène et on a dit : ''Reine, elle n’est pas comme ça et Charlotte, elle ne nous a pas plu du tout !'' »

Un spectacle peu vendeur mais une belle aventure

Les comédiens soulignent que, bien qu’issus d’univers différents, leur rencontre a fonctionné : ils sont tous d’accord pour jouer des textes à message. 
 
Pourtant, ils ont conscience qu’un texte comme celui de Charlotte Delbo n’est pas très vendeur : « Quand on le propose dans des communes, les gens n’ont pas forcément envie de nous faire venir parce qu’il faut des choses qui font rire. »
 
Néanmoins, là où il tourne, le spectacle reçoit un très bon accueil et des témoignages émouvants « Au Noroît, quelqu’un s’est levé et a remercié pour l’émotion donnée… Plein de gens nous disent qu’ils sont émus par les personnages, l’histoire, la force de continuer à être droites que les femmes ont sur scène. »
 
La compagnie est même allée jouer à Nice en février 2013 : « C’était génial ! Avec cette pièce, on a vécu de belles aventures ! » 
 
La troupe pensait clôturer ses représentations le 6 décembre prochain à Chanteloup, où a été présentée la Première en juin 2012, mais elle a été sollicitée par l’ANACR et la Ville de Rennes pour jouer à l’ADEC, le 30 avril, dans le cadre de la semaine de la commémoration de la libération des camps. De surcroît, la Ligue de l’Enseignement et Renée Thouanel-Drouillas, fille de déporté et militante pour porter la mémoire des combattants de l’ombre, avec qui elle a déjà collaboré, souhaitent que la pièce soit présentée à la prison des femmes de Rennes.

L'inspiratrice

Actuellement, la troupe cherche un nouveau texte, « mais c’est pas facile », et il manque aussi un metteur en scène. Mais, à coup sûr, elle trouvera, car l’énergie est là et qu’elle reste marquée par les paroles de Charlotte Delbo :
« Je vous en supplie
faites quelque chose
apprenez un pas
une danse
quelque chose qui vous justifie
qui vous donne le droit
d’être habillées de votre peau et de votre poil
apprenez à marcher et à rire
parce que ce serait trop bête
à la fin
que tant soient morts
et que vous viviez
sans rien faire de votre vie. »
 

Charlotte Delbo Télérama1.jpg  (1.16 Mo)
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