02/11/2011

Moutaa, un combattant aux urnes à Tunis


Il a un look de guérillero et c'est en effet un guerrier. À 27 ans, Moutaa a déjà derrière lui huit années de batailles pour une Tunisie libre. Il était candidat sur une liste de gauche le 23 octobre aux premières élections libres tunisiennes. Il n'a pas gagné. Pour le diplômé sans travail, le combat continue.


Chaque jour, il quitte sa banlieue, à une dizaine de kilomètres de Tunis et va au contact des gens, dans le train, dans la rue, pour expliquer, le regard incisif. Ce vendredi 21 octobre, neuf mois après avoir vécu la révolution pacifique qui a chassé Ben Ali,  le candidat  du Parti Socialiste de Gauche Moutaa Amin Elwaer, 27 ans, vit les dernières heures d'une campagne électorale inédite, excitante.

Hier, avec ses collègues du Pôle Démocratique Moderniste, il est allé faire campagne à une soixantaine de kilomètres d'ici, à Nabeul puis à Hammamet devant quelque 1 500 personnes. Tout à l'heure, va commencer le grand meeting de clôture au palais des sports du quartier El Menzah : plus de 7 000 Tunisiens en liesse, dira la presse plus tard.

Pour l'instant, les militants circulent dans les locaux du parti, entre les paquets de tracts, des tables et des fauteuils qui n'en sont pas à leur première bataille.  Moutaa Amin Elwaer prend une chaise et analyse cette année folle. Ce moment historique où les Tunisiens se sont soudain révoltés.

En 2008, déjà, dans le bassin minier

« En fait, on ne peut pas parler de rupture. En 2008, il y a eu la révolte du bassin minier de Gafsa : six mois, tous les leaders du mouvement en prison dont l’un d’eux, qui est au bureau exécutif de notre parti, a pris huit ans. C'était un mouvement très populaire, avec des manifestations de 15 000 personnes, mais il est resté très local. D'autres mouvements, moins forts, ont eu lieu dans d'autres régions en 2009, 2010, mais tout cela n'a pas réussi à bousculer le pouvoir.  »

Le sacrifice de Mohamed Bouazizi, le 17 décembre à Sidi Bouzid, a fait basculer le pays parce que, poursuit Moutaa,  Ben Ali a perdu deux soutiens de taille : « Des grandes puissances, surtout les États-Unis, et la grande bourgeoisie tunisienne. Dans les dernières années, le clan Ben Ali a accru la corruption de façon incroyable et a fermé ainsi des débouchés économiques : la bourgeoisie n'avait plus d'espace pour investir. »
 

Les massacres ont provoqué la colère

Au fil des évènements, des failles sont donc apparues au sein du pouvoir. « Au tout début, on s'est rassemblé à la centrale syndicale pour soutenir Sidi Bouzid, on était une cinquantaine seulement, il n'y avait pas encore cette conscience de changer la situation politique. Le mouvement a progressé peu à peu mais surtout, début janvier, des évènements ont choqué : les massacres de Kasseline, Thala et ailleurs qui ont fait plus de cent morts. On n'avait jamais vu ça en Tunisie, la colère a été très grande. »

La violence de la répression a accru les divergences, les contradictions au sein de l'État, « ce qui a donné de l'espoir aux gens et les a incités à agir de plus en plus ». Pour sa part, Moutaa, qui milite avec le syndicat depuis l'âge de 19 ans, avait une certaine expérience. En huit ans, il a été « beaucoup de fois arrêté, beaucoup de fois tabassé, je suis habitué ; bien sûr, j'ai peur mais je connais les risques. J’ai été arrêté plusieurs fois la dernière semaine de décembre, la première semaine de janvier, puis le 12, le 13, mais heureusement, ils arrêtaient en masse et... libéraient en masse en fin de la journée. »

Face aux islamistes, des démocrates divisés

Et aujourd'hui, le voilà candidat avec le Parti Socialiste de Gauche, issu de l'ancien parti communiste tunisien. Une forme de bonheur flotte ces jours-ci sur toute la Tunisie, le bonheur  des premières élections libres. Mais bien avant que tombent les résultats, Moutaa sait bien que le combat va rester difficile. La laïcité est au cœur du projet de son parti : or la victoire du mouvement islamiste Ennahda n'est déjà plus une menace, elle est certaine.

Le discours modédé, rassurant, des dirigeants d'Ennahda, qui se réfèrent volontiers au "modèle" turc, est pour Moutaa un discours de façade : « Dans quelques années, Ennahda va montrer son vrai visage, celui que l'on ne voit pas aujourd'hui dans les médias mais qu'on découvre déjà dans les quartiers où les islamistes s'attaquent aux laïcs, aux mécréants... Malheureusement, les démocrates sont divisés, une partie s'est même alliée à Ennahda. »

Poursuivre la révolution non-violente

Les lendemains d'élections s'annonçaient donc difficiles pour le jeune candidat issu de la Révolution de jasmin. Pas facile de remobiliser : « Les gens sont fatigués. » Malgré les apparences, les jeunes Tunisiens n'ont pas fait leur révolution : « La majorité des jeunes fait sa formation politique sur Facebook, on n'acquiert pas une culture politique par Facebook, la jeunesse tunisienne ne sait pas ce que veut dire laïcité, libéralisme, socialisme, démocratie... La démocratie, ce n'est pas seulement voter, c'est un ensemble de principes.  »

« Je fais partie d'une majorité très restreinte »,
lâche Moutaa. Lui « lit tout le temps : quand j'ai 5 dinars en poche, j'en dépense 1 au café et avec les 4 j'essaie d'acheter un livre ou autre chose. Rares sont les jeunes Tunisiens qui lisent. » La révolution des esprits sera donc bien plus longue que celle qui a renversé Ben Ali. Mais pour la réussir, le jeune anarchiste de jadis compte bien employer la méthode qui a réussi à la Révolution de jasmin : la stratégie de la non-violence.

« La méthode efficace, souligne-t-il, est d'amener les gens à se mobiliser sur leurs problèmes quotidiens. Après, ils saisissent ce qui bloque leur vie : le manque de liberté, de démocratie.  » Moutaa Amin Elwaer est bien placé pour discuter des problèmes quotidiens avec les jeunes qu'il croise. Tout en poursuivant l'université (troisième cycle en fiscalité), il travaille dans un centre d'appel : « Je pourrais travailler avec mon diplôme de comptabilité mais ça ne paye que le transport et de quoi manger. On ne travaille pas pour gagner mais pour dépenser de l'argent ! On travaille et on doit demander l'aide des parents. C'est frustrant. »

Michel Rouger


Pour aller plus loin


« Le peuple veut », a dit le peintre

La Tunisie nouvelle à trois voix

Parfum de victoire à Douz après vingt années de plomb

Ali, Moncef, Mouez et, à droite, le nouveau député Omar Chetoui
Trois jours après le vote historique, les locaux du Congrès pour la République est en pleine effervescence, à Douz, la porte du désert. Au milieu des allées et venues des militants, Moncef, Ali et Mouez savourent. Ils ont la quarantaine, sont fonctionnaires, et découvrent la politique à visage découvert : « A partir de 1991, cela n'a plus été possible ». Et ils applaudissent le succès de leur parti : sur ce secteur, celui de Kebili, il a décroché deux sièges, autant que le vainqueur national Ennahda.

Après la Révolution et ses drames - un prof d'université et un électricien tués par les forces de l'ordre le 12 janvier -, ils se sont organisés. « En mars, nous avons fait une réunion à sept : aux élections, le Congrès a fait 8 400 voix !  » Le parti de centre-gauche de Moncef Marzouki, qui s'est imposé comme seconde force du pays avec 30 sièges sur 217, peut faire entendre sa musique modérée, les droits de l'homme et l'union dans un pays très divisé.

L'une des voix qui comptera justement arrive : Omar Chetoui, l'enfant du pays qui a réussi à Tunis, avocat et universitaire. Il est happé. Les militants attendent beaucoup de lui, comme les habitants des soixante-quinze villages du coin qu'il a visités ces temps-ci.

M. R.


Dans la même rubrique