13/10/2015

Clarindo Silva, un résistant culturel à Salvador da Bahia


Le quartier de Pelourinho, sur les hauteurs de Salvador da Bahia, porte au plus profond de lui-même la mémoire populaire brésilienne. Jamais, cependant, il n'aurait été classé au Patrimoine mondial de l'Unesco sans des résistants au premier rang desquels Clarindo Silva. Dans son restaurant, la Cantina da Lua, bat le cœur de Salvador.


Nous avons rencontré Clarindo Silva à Salvador da Bahia en déjeunant dans son restaurant La Cantina da Lua sur les conseils de l’un de ses amis de Salvador qui savait que Fatimata, co-auteure avec moi du livre L’Arbre à palabres et à récits était à la recherche de ses ancêtres haoussas afrobrésiliens descendants d’esclaves noirs dans les plantations de canne à sucre et cacao de l’état de Bahia.

Clarindo nous est apparu tout de blanc vêtu comme l’ange gardien de ce magnifique quartier historique de Salvador da Bahia que l’on nomme le Pelourinho parce qu’il y avait autrefois un pilori où étaient fouettés en public les esclaves. Le quartier se caractérise aussi par un ensemble architectural de maisons colorées qui datent de l’époque coloniale : Clarindo en a été l’un des principaux résistants, luttant pour sa sauvegarde jusqu'à ce qu'il soit classé au Patrimoine Mondial de l’Unesco le 23 mars 2006. 

« Tô aqui, na resistência ! je suis ici dans la résistance ! », nous dit-il en souriant. De fait, sa Cantina da Lua située sur le Terreiro de Jesus est pour la majorité des Bahianais le point de référence de la lutte pour la préservation et la consolidation du Pelourinho comme patrimoine architectural de l’humanité. Clarindo a lutté aussi pour la reconnaissance des Afrodescendants. C’est dans son restaurant qu’ont eu lieu les premières réunions du Mouvement Noir Unifié du Brésil (MNU) ; par la suite, Clarindo a su en faire un espace démocratique réunissant poètes, musiciens, capoeiristes, journalistes, politiques, citoyens de tous les âges, qu’ils soient du quartier ou de passage. A tel point que sa Cantina da Lua est devenu le point de rencontre de la scène culturelle bahianaise, surtout pendant les décades de 1970, 1980 et 1990.

Du vendeur de la rue au restaurateur de la Cantina da Lua

Que de chemin parcouru par le petit vendeur de desserts et sucreries diverses qui parcourait les rues du Pelourinho pendant les années 1950 ! A l’âge de 12 ans, il a été employé par le Bazar américain avant d’y devenir comptable, son employeur l’ayant encouragé à continuer ses études, ce qui est possible au Brésil avec l’école du soir. Ce bazar était proche de la Cantina da Lua dont le fondateur, un musicien plus ou moins bohême du nom de Renato Santos, avait fait surtout un lieu bruyant fréquenté par des joueurs de dominos souvent ivres. 

Clarindo n’appréciait pas du tout ! Et pourtant, ce fut lui qui, en 1971, l’acheta à Renato Santos pour en faire un lieu phare de la culture bahianaise. Il y a notamment accueilli des sambistes célèbres tels que Riachão, Batatinha, Valmir Lima, Chocolate de Bahia et tant d’autres ; des artistes peintres exposaient régulièrement des œuvres dans son restaurant ; y venaient aussi des hommes et femmes célèbres de la politique locale et internationale. Le journaliste et écrivain Vander Prata, qui a co-écrit la biographie de Clarindo, a rapporté les paroles de Riachão qui résume bien l’ambiance générale : « Ici on se sent en famille : que de l’amour, de la joie et Clarindo est le phare de l’allégresse de la vie à la Cantina da Lua ! »

A la Cantina da Lua, les premières réunions des écoles de samba afro-brésilienne de Bahia

Mais il lui a fallu lutter pour y imposer son projet culturel. Anecdote amusante, pour se débarrasser des ivrognes, il dut mettre sur chaque table un petit carton sur lequel était écrit « Ici, on doit manger pour boire ! » Selon le journaliste Vander Prata, Clarindo est aujourd’hui l’une des figures les plus populaires  de Bahia ; il ajoute que c’est à la Cantina da Lua qu’eurent lieu aussi les premières réunions des écoles de samba afro-brésilienne de Bahia, réunions qui ont révolutionné le carnaval de Bahia avec les blocos Ilê Aiyê, Badauê et Olodum. Clarindo avait déjà suivi la naissance du « trio elétrico », avec ses camions plate-forme diffusant intensément de la musique tandis qu’évoluaient les chanteurs et danseurs. 

Mais ce sont ces nouvelles écoles de samba ilê, Badauê (1978), qui vont diffuser l’expression d’allégresse de la jeunesse noire métissée qui a conquis une grande place dans le Carnaval de Bahia en développant toute son originalité de créativité culturelle. Dans la biographie de Clarindo Silva, le journaliste Vander Prata a transcrit quelques vers interprétés par le  célèbre chanteur brésilien Caetano Veloso :
                    Misteriosamente                         Mystérieusement
                    O Badauê surgiu                         Le Badauê a surgi
                    Sua expressão cultural               Avec son expression culturelle
                    O povo aplaudiu                          Le peuple a applaudi
 
Et il commente en disant que « sans perdre les racines culturelles de la religion africaine, le Badauê devint une entité "afrocarnavalesque" qui incorpora l’esprit de la négritude de Bahia » (1), une citation qui montre l’importance culturelle des écoles de samba dans l’affirmation politique et citoyenne des Afrodescendants d’esclaves. 

Un citoyen engagé dans la défense des valeurs culturelles afrobrésiliennes

C’est parce que Clarindo a bien perçu notre compréhension de cette lutte quotidienne pour la défense de la culture qu’il nous a introduit dans ce qu’il a appelé le « Parlement des citoyens invisibles ». Parlement, car ses membres étaient, dès le début de son fonctionnement, élus démocratiquement ; "invisibles" car à l’époque de sa création (1832), il n’y avait pas d’associations et encore moins le droit pour les Noirs de se réunir ! 

Ils se cachaient donc, dit Clarindo, derrière le nom d’une Confrérie religieuse de Notre Dame du Rosaire appelée « Irmandade de Nossa Senhora de Soledade Amparo dos Desvalidos ». Cela ne les empêchait pas de continuer à pratiquer le candomblé en dissimulant les noms des divinités ou orixas derrière des noms de saints dont Iemanja est l’une des figures emblématiques puisqu’elle est à la fois la Vierge Marie et la figure sensuelle de la déesse de la mer pour ces peuples de marins de Salvador da Bahia. 

Elle demeure aussi source d’inspiration légendaire et poétique à l’instar de ces poèmes-haicais que j’ai écrits le soir même où j’avais rencontré pour la première fois Clarindo :

IEMANJA traz a poesia nos dedos                              
com a maré na praia                                         
onde foram feliz à beira-mar.  

MUSE, apprends-moi le chant de la Mer !
Sur la plage, je reste tranquille
à écouter ton langage.    
                

Amor do Mar/Amour de la mer, 2015, p.45-48

20 novembre : la Journée de la conscience noire

Ces membres de la Confrérie ont  joué un rôle important non seulement dans l’abolition de l’esclavage qui n’a eu lieu au Brésil qu’en 1888, mais aussi précédemment dans l’accompagnement d’anciens esclaves affranchis. « Souvent, souligne Clarindo, ces anciens esclaves, même s’ils étaient heureux d’être libres, se trouvaient soudain seuls face à la vie quotidienne et ils avaient besoin non seulement d’une petite aide financière mais d’un accompagnement, plus particulièrement encore lorsqu’ils avaient des enfants à éduquer ! »

Clarindo nous a accompagnés jusqu’à ce Parlement qui siège dans les locaux historiques ; nous y avons été reçus par le Président élu de "l’Association Protectrice des personnes démunies", association dont fait partie Clarindo, qui continue à contribuer au "développement socio-politique et culturel de la population afrodescendante" (2). En marchant dans le Pelourinho, Clarindo nous a fait rencontrer aussi divers artistes puis il s’est s’arrêté devant la statue de Zumbi : l’ancien chef du Quilombo de Palmarès trône sur cette place où il fut décapité par les Portugais le 20 novembre 1695. Chaque année, au Brésil, la Journée de la conscience noire rappelle l’évènement ; par ailleurs, à la Cantina da Lua, a été créée la Fondation Palmarès, en mémoire à la résistance de ces esclaves qui ont fui les propriétés des colons en se cachant dans le Quilombo de Palmarès organisé en une « république » et qui ont résisté aux Portugais pendant plus de quinze ans. 

Engagé aussi auprès des habitants

Appeler Clarindo le "résistant du Pelourinho" est tout à fait justifié quand on se rend compte de son engagement dans diverses associations promouvant la culture afro-brésilienne ; il a d’ailleurs reçu le titre de Doutor Honoris causa, Commandeur de la Culture et des Arts de Bahia, à l’Université des Amériques le 28 juillet 2007. 

Pourtant, il reste un homme plein d’humilité, toujours à l’écoute des habitants, notamment de ceux que certains promoteurs auraient bien voulu expulser en profitant de la revalorisation du quartier et de son classement au patrimoine mondial de l’Unesco. Son engagement culturel pour la valorisation de la culture afro-brésilienne ne l’empêche pas de défendre avant tout la cause humaine puisqu’il nous a dédicacé son livre en émettant le souhait que le 20 novembre devienne dans le monde entier la Journée, non seulement de la conscience noire, mais de la conscience humaine !

Christian Leray

(1) Traduit par Christian Leray du livre Clarindo Silva, Coleção Gente da Bahia, p.277.

(2) Cf. L’Arbre à palabres et à récits, de l’Afrique au Brésil, 2014, p. 179-190.
 

Livres cités

Clarindo Silva et Christian Leray
Clarindo Silva – O Dom Quixote do Pelourinho, de Vander Prata et Clarindo Silva, Salvador da Bahia, EGBA, Coleção Gente da Bahia, 2012, 508 pages (25€)

L’Arbre à palabres et à récits – De l’Afrique au Brésil en passant par la Bretagne, de Christian Leray et Fatimata Hamey-Warou, L’Harmattan, col. Histoire de vie & Formation, 2014, 236 pages (23€)

Amor do Mar/Amour de la Mer, de Christian Leray, , Louvain la Neuve & Paris, Academia-Harmattan, col. Encres de Vie, 2015, 90 pages (11,50€)

Histoire de vie interculturelle  en formation de professeurs, "Historia de vida intercultural em formação de professores", de Christian Leray, in Educação e Contemporaneidade (coordenador da Revista n29 Elizeu Clementino de Souza, Universidade do Estado da Bahia e CA de l'ASIHVIF), Revista da FAEEBA, v.17, junho de 2008, p.43-50.

A relire : Le Breton-Brésilien Christian Leray, ses mots, sa vie : quelle histoire !


Dans la même rubrique