30/01/2015

Thérèse Clerc, 87 ans : "Le voyage a été si beau !"


Rue Hoche à Montreuil, en Seine-Saint-Denis. Thérèse Clerc m’a invitée à déjeuner chez elle, dans l’appartement qu’elle occupe depuis plus de 40 ans. Gudrun Koch, féministe allemande et membre de l’Action Européenne des Femmes, est aussi de la partie. Les langues vont bon train. Thérèse est bien connue, à Montreuil et très au-delà, pour son combat féministe, ses divers engagements et la maison de retraite communautaire, solidaire et autogérée « La maison des Babayagas ».


Thérèse Clerc naît en 1927 dans une famille bourgeoise française conservatrice. Son père appartient au mouvement des Croix-de-feu. Son enfance à Bagnolet est forgée dans un monde catholique de droite : « Mon père lisait Maurras, Barrès, était farouchement "patriotard". Ma mère était catholique dans cette Eglise imbécile qui était une institution et le plus sûr moyen de faire mourir l’idée de Dieu et des textes sacrés. Je sors de loin, mais j’ai eu de bons parents. »
 
Dans sa jeunesse cependant, attentive à tout ce qui l’entoure, elle fait de premiers apprentissages de la vie hors de son milieu d’origine. 
 
En 1936, à 9 ans, elle a un aperçu des solidarités ouvrières quand des voisins communistes adoptent des orphelins de guerre espagnols. Jeune célibataire, dans un appartement de la rue de Charonne, elle découvre les « corps », dont le mouvement féministe lui apprendra plus tard qu’il sont « un objet politique » :  sur le palier, il n’y a qu’un seul cabinet de toilettes pour 32 personnes. Elle s’ouvre aussi au monde politique avec les guerres coloniales. Elle fait l’apprentissage du marxisme avec les prêtres ouvriers.
 
Elle se marie à 20 ans. Mère au foyer, elle élève ses quatre enfants dans un vaste appartement de Ménilmontant. 
 
Puis arrive mai 68. « Ça a été ma véritable naissance : mal mariée depuis 20 ans, je m’ennuyais même si mes 4 enfants m’enchantaient, et j’ai osé divorcer... C’était une aventure mais j’étais menée par l’espérance : j’allais redevenir une femme libre avec des perspectives illimitées, parce que l’enfermement c’est aussi des manières de penser et de l’inconscience politique ! »

L’après mai 68, la libération 

1969 : Thérèse divorce. « J’ai attrapé mes enfants et je suis rentrée dans la vie professionnelle. Je ne savais pas faire grand chose alors j’ai accepté n’importe quel boulot. J’ai vendu n’importe quoi, n’importe où. On n’était pas riche mais on était heureux ! »
 
Elle découvre alors que « les femmes sont le second ordre dans le monde alors que les hommes ont tous les droits et les pouvoirs. » C’est l’époque du mouvement des femmes et elle s’engage activement dans la vie de militante féministe. « Militer pour moi, ça a été une université, une vraie université. Avec des femmes du Québec et des Allemandes, on a refait des lectures historico-critiques de textes. » 
 
Même si elle affirme que sa libération a été le mouvement de libération des femmes (MLF), elle se dit aussi remplie de la foi en la lutte contre le capitalisme. On la trouve ainsi sur tous les fronts. La Confédération générale du travail (CGT). Le Parti socialiste unifié (PSU). Le Mouvement pour la libération de l'avortement et de la contraception (MLAC). Elle constitue même un groupe de contestation féministe au sein de l’Eglise. 
 
De ces premières années de militance, elle souligne qu’elles lui ont appris à devenir sensible à la notion de culture citoyenne : « La culture citoyenne c’est pouvoir se servir de ses savoirs pour changer le monde. » 
 
Elle n’a jamais cessé de militer depuis lors, adaptant ses combats à l’air du temps et aux problématiques qu’elle rencontre. Elle affirme néanmoins haut et fort qu’elle n’en a pour autant pas abandonné sa culture d’origine.

Ses fondamentaux : La Bible, Marx, l’utopie

Thérèse Clerc remarque qu’elle aurait tout abandonné du christianisme si elle n’avait pas rencontré les prêtres ouvriers : « C’étaient de grands bons hommes. J’ai appris Marx à l’Eglise, ce qui est rare ! D’un seul coup l’Evangile a été crédible. » 
 
Jésus est dans la parabole et Marx est pragmatique mais, pour Thérèse, leur discours est proche. Alors, comme à travers la sociologie naissante Marx a montré que pauvreté et injustice n’arrivaient pas par hasard, Thérèse peut continuer à se référer à des Evangiles qui sont dans le rêve et le symbolique : « Depuis, j’attache beaucoup d’importance à l’utopie. Le rêve est un matériau politique pour faire advenir une autre société. »
 
Aujourd’hui, elle continue à lire « des coins de Bible ». Elle en a fait des lectures marxistes, psychanalytiques et féministes. On y parle déjà de l’arbre de la connaissance : « Le savoir c’est bien, mais la connaissance, c’est quand on vous donne un contenant : qu’y a-t-il dedans ?... Les méthodes d’analyse politique vous laissent à penser ce qu’il y a sous le couvercle. » 
 
Elle éprouve un attachement particulier pour Moïse qui est « son homme de chevet » : Moïse  a marché 40 ans dans le désert avec son peuple pour trouver d’autres perspectives et moyens de vivre, mais en conservant la culture d’origine.

De la Maison des Femmes à l’Université du savoir Vieillir Autrement

En 1974, Thérèse Clerc emménage à Montreuil. Elle y trouve un terreau riche et propice au combat qu’elle mène. Des espaces pour réfléchir et faire. Elle ne quittera donc plus cette ville où elle est aujourd’hui considérée comme une actrice incontournable de la citoyenneté locale.
 
En 1995, suite au décès de sa mère, elle commence à réfléchir à la réalisation d’une maison de retraite reposant sur des valeurs d'autogestion, de solidarité, de citoyenneté et d'écologie. Elle fédère autour d’elle des femmes intéressées par le projet, baptisé « la Maison des Babayagas ». Leur projet ne sera cependant validé qu’en 2003, après l’épisode de canicule, lorsque Jean-Pierre Brard, alors maire de Montreuil, réserve un terrain pour le projet. Les obstacles institutionnels restent pourtant nombreux, et ce n’est finalement qu’en février 2013 que la Maison des Babayagas  sera inaugurée.
 
En 1997, Thérèse crée l’association « la Maison des Femmes de Montreuil  » qui ouvrira ses portes en 2000. « Le concept est celui d’un lieu ressource pour accompagner les femmes vers l’autonomie, leur permettre de s’approprier leur espace social et les faire devenir actrices de leur propre vie. »
 
Mais Thérèse et les Babayagas n’en sont pas restées là : elles ne veulent pas mourir idiotes. Alors, le 13 octobre 2014 a été inaugurée leur université, l’UNISAVIE, l’UNiversité du SAvoir du VIEillir autrement, ou encore l'Université du SAvoir des VIEux. Cette université populaire, ouverte à tous, se tient dans leur maison.

La vieillesse est un bel âge

Aujourd’hui, à 87 ans, Thérèse ne croit plus beaucoup à la « politique classique ».
 
Elle trouve le courage qu’elle a encore de vouloir militer dans la pérennisation de ses actions : « Ce sont ces sources-là qui m’alimentent encore, me désaltèrent et me donnent, même dans le très vieil âge, des idées. » Elle continue aussi à puiser dans les utopies : «  Je ne crois plus aux politiques actuelles… même pas dans une 6ème République qui repartira avec les mêmes hommes et les mêmes défauts. Alors je relis les utopistes du 19ème siècle car les utopies c’est vouloir autre chose, autrement, dans d’autres lieux. »
 
N’étant plus « dans la production, ni dans la reproduction », elle a le temps d’évaluer la nécessité de l’humanité et de reprendre les vieux textes : « Regardez les lys des champs, ils ne tissent pas le fil et pourtant leur robe est plus belle que celle du roi Salomon dans toute sa splendeur. Ça c’est l’ancien testament ! »
 
Le vieil âge, selon Thérèse, est un bel âge de la vie. Celui de toutes les libertés. « Il faut le vivre pour le croire, mais maintenant, j’ai une véritable liberté de parole : je peux parler de ma sexualité, de mon corps, qui n’est plus bien beau à regarder… Tout cela avec la philosophie de celle qui a été éduquée par les autres et sait qu’elle est habitée par un imaginaire social qu’il convient de secouer parfois pour laisser passer de l’air un peu plus frais. »  Et aussi, celui de la tendresse, de la reconnaissance de l’autre, du regard du non mépris : « C’est le regard de l’amour, finalement lâchons le mot ! L’amour est la plus vieille notion du monde et c’est celle-là qu’on ne devrait jamais lâcher. »

L'engagement, une chance

Mais surtout, si elle regarde son parcours et pose le constat qu’elle n’a pas changé le monde, « le voyage a été si beau ! » dit-elle. Elle s’est fait des copains et des copines. Elle a rencontré des personnes remarquables qui l’ont fait lire, penser, voir, décrypter les discours et les idées reçues. Elle a milité avec des femmes d’Amérique latine contre les dictatures, appris à connaître les communautés de base que sont les forces catholiques de gauche, là-bas. En bref, elle a découvert la nécessité d’avoir une conscience politique.
 
« L’engagement, c’est une tout autre culture, ça a été ma chance : de petite fille un peu bête, crédule et futile qui se croit unique, je suis passée au collectif et je ne peux plus fonctionner autrement. Même si le chemin est tortueux et semé d’embûches, il est aussi mené par l’espérance. »
 
Dominique Crestin
 

Pour en savoir plus :
 
Thérèse Clerc, Antigone aux cheveux blancs, de Danielle Michel-Chich paru aux éditions des Femmes en 2007.
 
Thérèse Clerc apparaît dans le film de Sébastien Lifshitz, Les Invisibles, sorti en 2012.
 
Plusieurs émissions de radio ont été consacrées à Thérèse Clerc  parmi lesquelles, le 5 mai 2013, « Eclektic  » de Rébecca Manzoni 

Sur la maison des Babayagas


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