22/09/2022

Quand la préfecture bloque l’avenir d’Ibrahim, Shaden et leurs enfants

Texte : Michel Rouger - Photos : Marie-Anne Divet


A la violence de la guerre succède dans cette histoire la violence bureaucratique. Les victimes, cette fois, s’appellent Ibrahim, Shaden et leurs trois enfants Ilan, Iyas et Naya, 6 ans, 3 ans, et 18 mois. Les jeunes parents aiment, parlent, ont enseigné le français. Les deux petits sont nés en France. Et pourtant la préfecture d’Ille-et-Vilaine résiste à ce qu’ils construisent leur vie ici. Espérant sûrement qu’ils se découragent et repartent eux-mêmes là-bas, dans l’enfer de Gaza.



Le 3  avril 2024, la famille Awad a vu enfin son avenir se débloquer. Près de six ans après leur demande d'asile, en août 2018, Ibrahim et Shaden ont obtenu le statut de réfugiés apatrides qui leur permet d'obtenir un titre de séjour, donc de pouvoir travailler, avant de postuler pour une nationalité.  Malgré la situation décrite dans cet article de septembre 2022, la préfecture leur a adressé, en mai 2023, une Obligation de quitter le territoire français (OQTF) qu'elle a confirmée le 19 janvier 2024. La guerre en était alors à son quatrième mois à Gaza. 

« C’était en 2014 », a commencé Ibrahim Awad en partageant le thé dans la maison qu’ils ont trouvée au bord de l’autoroute. 2014, l’opération de l’armée israélienne “Bordure protectrice” : 51 jours de bombardements, 2 251 Palestiniens tués dont 551 enfants, 500 000 déplacés, rappelle l’ACAT. Soudain, à Khan Younès, au sud de la Bande de Gaza, tout près de la frontière égyptienne, la vie de la famille Awad bascule.

La maison familale bombardée - © D.R.
« On a perdu notre maison, détruite par un bombardement. » Au moment de la déflagration, la grande maison familiale, qui abrite trois générations dans ses huit appartements, est alors heureusement vide. « On l’avait quittée deux jours avant : les familles se dispersent comme ça quand les bombardements menacent pour que tout le monde ne disparaisse pas. »

Un prof de français passionné

Ibrahim Awad a alors 26 ans. Depuis l’adolescence, depuis la Seconde Intifada surgie en 2000, sa vie est tourmentée mais, comme tous les Gazaouis, il gouverne ses peurs et ses traumatismes: « Un jour, alors que j’étais bloqué à un checkpoint, un sniper a tiré sur une jeune fille depuis le mirador et l’a tuée. Je n’oublierai jamais. »

Le français est l’une de ses ressources. Il l’a découvert enfant, en Algérie, à Tizi-Ouzou, où son père a enseigné. A son retour à Gaza, à 10 ans, il a continué à l’apprendre jusqu’aux bancs de l’université de Gaza ville : « Le français m’attirait, cela me permettait de m’ouvrir au monde extérieur, à une autre civilisation. »

Ibrahim devient prof de français en collège. Et il aime. Avec ses élèves, il utilise chants et poèmes, le théâtre lors d’une fête de la francophonie et la vidéo comme celle ci-dessous. Il accompagne journalistes, humanitaires, délégations diverses. En 2012, il obtient une bourse pour un séjour en France. Pas pour y rester : «  Mes amis étaient surpris que je rentre mais je n’ai jamais pensé m’installer en France. » A cette époque, sa vie ne peut être qu’à Gaza. Avec Shaden, rencontrée au centre culturel français.

"J'aime bien les langues"
« Quand on s’est marié, je sentais bien que c’était son rêve »

« On s’est marié en 2015 », sourit Shaden en prenant le relai. « Moi, je suis née en Arabie Saoudite en 1989 où mon père était infirmier. Il était aussi licencié en droit et, en 1998, la famille est revenue à Gaza où mon père est devenu avocat au Centre palestinien des droits de l’homme. » Shaden s’oriente aussi vers les langues. Bac en poche, elle étudie les littératures anglaise et française puis devient traductrice et enseignante d’anglais : «  J’aime bien les langues », commente-t-elle simplement.

La vie, donc, s’enracinera dans la Bande de Gaza pour Ibrahim Awad et Shaden Abunassar, dont les familles ont été chassées d’Israël lors de la Nakba, l’exode de 1948. En août 2016, naît  Ilan. En même temps, un projet traverse leur vie : « Elle m’a encouragé à partir en France », dit Ibrahim. « Quand on s’est marié, je sentais bien que c’était son rêve de finir ses études en France », précise Shaden. C’est ainsi qu’après bien des difficultés pour franchir la frontière de l’Egypte à Rafah, Ibrahim entre en France en octobre 2016 avec un visa étudiant pour suivre un master de linguistique à l’université de Rennes 2.
Enfin réunis

L’éloignement pèse lourd. Au téléphone, Ibrahim entend parfois les bombardements qui menacent Shaden et Ilan. Un peu moins d’un an plus tard, Shaden obtient à son tour un visa étudiant.  En février 2018, elle se dirige vers la frontière égyptienne. « On a passé trois nuits à un checkpoint sans pouvoir sortir, on entendait les tirs, les cris des adultes. » « La petite a été traumatisée, elle a été longtemps sans parler », commente Ibrahim.

Les voilà enfin réunis. Les deux étudiants et leur fille vivent dans un logement du Crous à Rennes. Quand il n’est pas à la fac, Ibrahim bosse en intérim, sur divers emplois, de prof d’arabe en MJC à ouvrier sur une ligne de montage de PSA. Shaden se partage entre la fac et Ilan. Il s’insèrent, nouent des relations, des amitiés. Découvrent qu’il peut y avoir une vraie vie. « Un autre monde, dit Ibrahim, sans checkpoints, en paix, la stabilité. Retourner ? Non. Je ne veux pas imposer ça à mes enfants. Je veux qu’ils grandissent dans un monde en paix, sans violence. »

"Les enfants sentent notre anxiété"
Depuis quatre ans, privé du droit de travailler

En août 2018, alors qu’un second enfant s’annonce, Shaden et Ibrahim déposent une demande d’asile auprès de l’OFPRA. Quatre mois plus tard, elle est rejetée. Ils font appel auprès de la Cour nationale du droit d’asile (CNDA) : nouveau rejet en octobre 2020. Pour l’Etat français, il n’y a pas de guerre à Gaza.
 
Depuis qu’il a demandé l’asile, Ibrahim n’a plus le droit de travailler : cela fait plus de quatre ans maintenant. Le recours auprès du Conseil d’Etat n’apporte qu’un mince espoir : aucune réponse à ce jour. Depuis cette date aussi, la CAF a coupé ses aides. « On a quitté le stress des bombardements pour un autre stress », lâchent-ils tous les deux.

Ils sont jeunes et veulent avancer. Ils ont maintenant chacun un master 2 de linguistique. La vie est plus forte que les murs administratifs :  en mars 2019, Iyas est né puis Naya en octobre 2020 ; Ilan et Iyas sont à l’école au Rheu où ils habitent depuis deux ans, et Naya est à la crèche.
 
Toujours sans papiers, malgré une promesse d'embauche

Mais la préfecture ne veut pas, elle, qu’ils avancent. Depuis février 2021, ils sont sans papiers, leur attestation de demandeurs d’asile ne valant plus. Et toujours sans possibilité de travailler légalement. Fort d’une promesse d’embauche, Ibrahim a déposé en préfecture il y a un an puis en janvier une demande de titre de séjour. En mai, Shaden a fait la même demande. Rien. Le silence. Tout ce que les sans papiers connaissent bien : les mails sans réponse, l’impossibilité de rencontrer un humain en préfecture, l’internet atone pour tout contact.

A cinq, ils survivent des boulots et services qu’Ibrahim et Shaden trouvent ici ou là, de l’aide de leurs amis, sans autre secours que l’aide médicale d’Etat. Les dettes, donc, s’accumulent. Malgré leurs diplômes et leur volonté, ils sont réduits en France à vivre dans la précarité et l'angoisse.

« Notre volonté est de rester en France en toute légalité, y travailler, y voir grandir nos enfants et y vivre en paix, a écrit Ibrahim au député de la circonscription. Nos enfants sont notre unique richesse et nous souhaitons pour eux une vie digne. » « On a juste besoin d’un papier, après on se débrouille tout seul » , conclut-il ce midi. En confiant ce qui leur serre le cœur à tous les deux : « On essaie de protéger nos enfants mais ils sentent notre anxiété. C’est insupportable. »

Les collégiens de Khan Younes en reportage


 

© D.R.


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