11/04/2013

Lucy, 71 ans, la guérillera de l'Éducation cubaine


Lucy avait 18 ans lorsque Fidel Castro a pris le pouvoir à Cuba. En retraite après avoir consacré sa vie à l'éducation, elle croit toujours dur comme fer dans le modèle communiste. Dans son quartier, c'est elle, à 71 ans, qui reste chef du Comité de Défense de la Révolution.


Pour trouver la maison de Lucy, il suffit de demander. Sur la place centrale de Viñales, petite ville à 150 kilomètres à l'ouest de La Havane, tout le monde la connaît. Accoudée à la balustrade de sa terrasse, Lucy discute avec les passants. Sur le trottoir, les vendeurs étalent leur marchandise, à l'affût d'éventuels touristes. Passé le seuil de la petite maison bleue, un canapé, quelques rocking-chairs et une table basse. Au fond de la pièce, un vieux téléviseur. Eteint. Tout autour, des portraits sous verre de sa petite-fille.
 
Du haut de ses 71 ans, Lucy n'a rien perdu de la fougue de sa jeunesse. Ni de sa foi dans la révolution socialiste de Fidel Castro. Quand il arrive au pouvoir en 1959, elle a tout juste 18 ans. Fille de commerçants, elle a eu « la chance d'aller à école ». Élève à l'école normale, c'est tout naturellement qu'elle se porte volontaire pour la campagne d'alphabétisation de 1960. Des milliers de jeunes, dès 13 ans, partent en mission dans les campagnes. Lucy est envoyée à l'autre bout du pays, à Caguama, dans la province rurale de Camagüey. Une expérience qui transformera sa vie.

EN VIDÉOS : LUCY ET L'ÉPOPÉE DE L'ALPHABÉTISATION
(cliquer ici ou sur la photo)

Lanterne de l'alphabétisation

Elle part d'abord à Varadero, sur la côte nord, à plus de 300 kilomètres de son village natal. Une épopée de plus de 14 heures. « Le train s'arrêtait dans chaque village pour faire monter d'autres brigadistes », raconte-t-elle. Là-bas, pendant une semaine, ils apprennent à manier l'abécédaire et le manuel. Faute d'essence, ils restent bloqués deux semaines à Varadero. « L'impérialisme nous mettait déjà des bâtons dans les roues, souligne Lucy, on a dû passer la fête des mères là-bas. » Les jeunes brigadistes sont décimés par une intoxication alimentaire. Pour Lucy, aucun doute : c'est un complot impérialiste.
 
Armée de la « lanterne de l'alphabétisation », elle découvre les villages reculés, sans eau ni électricité. « On se lavait dans la rivière, on dormait dans des hamacs... Pour beaucoup d'entre nous, c'était la première fois de notre vie. » Le matin, Lucy participe aux travaux des champs. Le soir, tandis que certains enseignent aux enfants, elle se charge des adultes et des jeunes brigadistes. Elle se heurte à un premier obstacle : les adultes ont la vue trop basse pour apprendre à lire. « Fidel », comme elle l'appelle, leur envoie des lunettes.
 
Une femme prétexte une lessive pour échapper à la leçon ? Qu'à cela ne tienne, Lucy l'aide à laver son linge. Ce petit bout de femme ne recule devant rien. Pas même quand un vieil homme la menace de lui fendre le crâne d'un coup de machette. Sans se démonter, elle lui parle de sa ville, de ses parents. L'homme, qui connaît les deux commerçants, se radoucit. Lucy envoie une lettre à sa famille. Bientôt, du café arrive de Viñales. « Je les ai apprivoisés », raconte Lucy.

Le chemin parcouru

En moins d'un an, Cuba est « libérée de l'analphabétisme ». Le 22 décembre 1960, Fidel Castro rassemble les jeunes brigadistes à La Havane, sur la place de la révolution, pour les remercier.  A l'évocation de ce souvenir, Lucy entonne l'hymne de l'alphabétisation, le poing levé. Plus de 50 ans après, elle s'en souvient toujours, de la première à la dernière strophe. Lucy exhibe fièrement sa médaille de la Force armée révolutionnaire. Comme tous les brigadistes, elle a risqué sa vie. Plusieurs ont été tués par les contre-révolutionnaires. 
 
« Il vous reste un long chemin à parcourir », avait conclu Castro ce jour-là. Aujourd'hui, après une longue carrière dans l'éducation, Lucy mesure le chemin parcouru : « L'école est gratuite et obligatoire, jusqu'à l'université. Il y a une école dans chaque village, assure-t-elle, même s'il n'y a que deux élèves. » Chaises, tables, uniformes, téléviseurs, ordinateurs... ont fait leur apparition dans les salles de classe. « Quand j'ai commencé à enseigner, je faisais cours dans une manufacture de tabac, raconte-t-elle, il n'y avait même pas de tables. » Avec la réforme intégrale de l'éducation, les élèves handicapés sont désormais pris en charge par des professeurs spécialisés.

Chef du comité « Tania la guerrillera »

En retraite depuis près de 20 ans, Lucy n'a jamais vraiment arrêté. Pas plus l'éducation que le militantisme. Pendant quatre ans, bénévolement, elle a donné des cours dans une école pour enfants déficients intellectuels. Aujourd'hui, elle est secrétaire générale de la Fédération des femmes cubaines de Valle Grande, son quartier, qui compte 45 volontaires à partir de 14 ans. 
 
L'essentiel de leur activité se centre autour des enfants : lutte contre l'absentéisme scolaire, aide aux devoirs, vaccination, fabrication de jouets... « Les jouets sont très chers, confie-t-elle, car ils sont importés. » Entre ses mains, les bouteilles plastiques se changent en petites voitures ou en poupées, et les canettes deviennent des poêles ou des casseroles de dînette. « Avec tous ces jouets, les enfants ont afflué. La crèche n'avait jamais été aussi pleine », s'amuse-t-elle.
 
Si tout le monde connaît Lucy, c'est qu'elle est aussi chef du Comité de défense de la révolution du quartier. Baptisé « Tania la guerrillera » en hommage à une femme ayant combattu aux côtés de Che Guevara en Bolivie, ce comité organise la « garde révolutionnaire ». Chaque nuit, c'est une famille différente qui surveille le quartier. « Sans aucune arme », précise Lucy, qui n'a jamais eu vent d'un incident. Elle exhibe fièrement sa médaille de la surveillance. « On la donne aux meilleurs », explique-t-elle.

Communiste mais lucide

Même si elle croit dur comme fer dans le communisme, Lucy reste lucide. « Nous avons nos difficultés, admet-elle. Tout n'est pas parfait. Mais à nos yeux, c'est beaucoup mieux que le capitalisme. » Pour elle, le principal acquis de la révolution castriste, c'est la solidarité. « A Cuba, il n'y a pas de mendiants. On mange tous les jours, même s'il manque beaucoup de choses à cause du blocus. Des enfants meurent faute de médicaments », se lamente-t-elle.
 
« Les produits sont assez chers, mais on vit bien, humblement. » Là aussi, pour Lucy, c'est la faute aux États-Unis. En 1993, Cuba autorise le dollar pour favoriser le tourisme. « Fidel nous avait dit que le dollar allait nous apporter des problèmes », lance-t-elle. La manne des touristes a provoqué une élévation du niveau de vie, et donc une augmentation des prix dans les zones touristiques, dont fait partie Viñales. « C'est beaucoup moins cher en-dehors du centre...», tempère Lucy.


Passage de flambeau

Veuve d'un militaire, Lucy vit aujourd'hui avec sa fille Lidia, son gendre et leurs deux enfants. Diplômée en histoire, Lidia est vendeuse dans une boutique du centre. « Le soir, après son travail, elle donne des cours d'histoire gratuitement », raconte Lucy. Son fils, lui, est devenu médecin « grâce à la révolution ». Comme beaucoup de praticiens cubains, il est parti en mission humanitaire dans des pays amis. Il a notamment passé cinq ans en Gambie, huit ans au Venezuela.
 
A 71 ans, Lucy n'a aucun regret. « Je peux mourir heureuse, dit-elle, car je laisse derrière moi une famille bien éduquée. » Sans oublier les générations d'élèves qu'elle a vus défiler tout au long de sa carrière. « J'ai éduqué tous mes enfants et mes petits-enfants pour qu'ils aiment cette révolution chaque jour un peu plus, qu'ils soient solidaires avec tous, et qu'ils tendent la main à ceux qui en ont besoin. Je leur ai appris à lutter pour qu'on soit tous égaux. »
 
Marion Bastit


Dans la même rubrique