09/12/2013

Les deux Ch'tis mènent combat aux côtés des balochards


Souvent encore, malgré 40 ans de "crise" et des millions de chômeurs, on regarde de travers ceux qui sont exclus du travail depuis longtemps. Des bons à rien, des balochards comme on dit dans le Nord. À Loos, 22 000 habitants dans la banlieue de Lille, Bruno Saison et Éric Louchart bataillent pour les « sortir des caves ».


Bruno Saison
Sacré tandem, ce soir, chez des citoyens de Béthune.

Il y a d'abord Bruno Saison, 57 ans, imprégné à jamais de son odyssée de jeunesse.

Sitôt passé le bac, il lâche sa destinée de jeune prolo du Pas-de-Calais : l'usine voisine, la Cristallerie d'Arques. Il file vers la grande ville, Lille ; se frotte à la vie marginale avec un ex-taulard ;  vit en communauté ; s'initie au bâtiment dans un stage pour jeunes chômeurs ; tâte de la menuiserie avec les Compagnons du Devoir ; part pour un tour de France "baba" ; vit chez des paysans ; remonte à Lille, dans le quartier populaire de Fives où il squatte et s'oppose aux bulldozers…

Arrivé à la trentaine, il commence enfin à se ranger. Il intègre l'École de Formation des Animateurs Sociaux (EFAS) : il y rencontre Eric Louchart.

Eric Louchart
Eric Louchart, 55 ans aujourd'hui, est fils de policier et d'une mère au foyer. Lui, sitôt après le bac, a intégré cette « école un peu bizarre » qu'est l'EFAS. Nous sommes dans les années 70 et tout semble possible. À l'EFAS, le jury recruteur est composé d'un professionnel, d'un prof… et d'un étudiant. L'autogestion étant en vogue, les étudiants peuvent aussi recruter des formateurs : Eric Louchart se retrouvera ainsi à négocier à 20 ans la venue d'un expert en gestion des conflits.  

En même temps, il bosse « pour gagner un peu de pognon », anime le Foyer des Jeunes Travailleurs, milite pour la promotion des travailleurs immigrés. Il s'investit aussi à l'EFAS : quand Bruno Saison concourt pour entrer, l'étudiant du jury, c'est Eric Louchart. À la fin de sa formation, il se dirige quasi-naturellement vers les jeunes en recherche d'emploi. En 1981, la gauche arrive au pouvoir, elle crée les Missions locales et les PAIO, les Permanences d’Accueil, d’Information et d’Orientation. Eric Louchart en anime une à Loos pendant six ans. Et finit par s'ennuyer.

Décalés hier, dirigeants aujourd'hui

Les deux esprits décalés vont s'épanouir auprès des déphasés. Une nouvelle profession vient d'émerger : l'insertion. « Où s'insèrent ceux qui insèrent », blaguent-ils, pas dupes. La crise fait émerger aussi de nouveau secteurs d'activités : leur créativité peut se déployer. 

Eric Louchart dirige depuis vingt-cinq ans maintenant l'AREFEP (Actions Ressources pour l’Emploi, la Formation et l’Education Permanente), un organisme d'éducation populaire de trente salariés qui accueille, forme, trouve des emplois, propose des activités culturelles dans l'esprit des Actions collectives de formation. Bruno Saison, lui, dirige depuis 1992 l'entreprise d'insertion Aprobat ainsi que le chantier école Apronet lancé trois ans après.

Des travaux simples aux chantiers pilotes

Aprobat est spécialisée dans la plâtrerie et l'isolation. « J'ai sept professionnels, explique-t-il, des décalés comme moi, un moment rejetés du système, qui ont trouvé une place, un métier qui a du sens. Ensemble, ils encadrent cinq personnes en insertion. Au départ, c'était un seul professionnel pour cinq, on ne nous confiait que des travaux simples. Il faut donner une autre image de l'insertion, montrer qu'on peut aller sur des métiers plus complexes. »

Aprobat s'est lancée il y a déjà sept-huit ans dans l'écoconstruction, les écomatériaux et autres techniques innovantes d'isolation, et ce savoir faire est reconnu. Signe parmi d'autres : Aprobat a décroché un chantier pilote, six maisons neuves utilisant moitié moins d'énergie, lancé par la mairie de Loos, l'organisme d'habitat social et la Fédération française du bâtiment. Et l'entreprise ne fonctionne qu'avec 7% de subventions. « Il faut arrêter de nous prendre pour des guignols, lance Bruno Saison, il faut amener une autre image de l'insertion. »      

« Les gens sont debout »

Les deux complices inventent sans cesse des outils
« Avec Aprobat, enchaîne Eric Louchart, car les deux hommes font toujours la paire sur le front de l'insertion à Loos, il n'était pas possible d'élargir le recrutement, on a donc mis en place un chantier école, Apronet, pour 25 à 30 personnes, à partir d'une demande de la ville concernant la propreté de la voirie. » Et la voirie, ça plaît à Bruno Saison : « Là, les balochards que l'on cache, c'est fini, on n'est plus dans les caves, on est dans la rue, les gens sont debout. »

Assurer la propreté de la ville, ce n'est pas rien. En même temps, la reconnaissance n'est pas gagnée : la société a plus d'une violence dans son sac ! « Ils peuvent voir des gens qui vident leur cendrier à un feu rouge exprès pour les emmerder, constate Eric, c'est ça aussi la réalité ». Eux, en tout cas, se découvrent une responsabilité et pas seulement pour rendre la ville belle : merci à l'agent de propreté qui signale la plaque d'égout susceptible de provoquer un accident…

Face à cela, les deux complices inventent sans cesse des outils de reconstruction pour leurs balochards. Ils les invitent à partager leurs centres d'intérêt : Jean-Marie, l'as du vélo, est par exemple une encyclopédie cyclopédique. « À l'AREFEP, indique Eric Louchart, il y a un Rom qui joue de la musique. On lui a demandé venir jouer avec ses copains à la fête du développement durable, le maire était là, il était gêné : ça, ça nous intéresse bien. » Au passage, l'accordéon des Roms branche bien Bruno, lui-même adepte du piano à bretelles.

Les musiciens Roms avec les chanteurs de la chorale

« Chaque année, depuis 30 ans, on fait des trucs, avec et pour les gens », ajoute Eric Louchart. Un jour, c'est une expo dans les locaux d'Apronet : « Quand les RSA s'affichent ». Un autre, ce sont encore les Roms qui jouent avec les chanteurs de la chorale. Une autre fois, c'est du théâtre avec le concours d'un comédien, une autre encore des histoires de vie avec un journaliste de rouletaplume. « On est persuadé que tout savoir se vaut. »

Et les réactions des exclus revenus ainsi dans la vie donnent de l'énergie pour continuer. Untel qui confie : « J'ai dit à ma femme "On part en croisière sur le Nil !" » Un autre : « "Même quand je serai en retraite, je viendrai former des gens" ; ça, ça nous branche bien. C'est ça qui nous donne envie de continuer, qui donne du sens à notre boulot, on en a plein de rencontres comme ça. »

« On est un alibi »

Car les Bruno Saison, Eric Louchart et tous les professionnels de l'insertion auraient bien des raisons de se décourager. « On est aussi témoin de la cassure, la situation se dégrade, on voit des gens de plus en plus fragilisés », lâche Bruno Saison. « Le robinet continue de couler, nous on écope, on est un alibi : l'insertion s'est construite sur des illusions, des mystifications » : l'illusion du diplôme, l'illusion des "techniques de recherche d'emploi", l'illusion que l'économie est simplement en crise alors qu'elle est devenue structurellement excluante, accusent-ils en substance.

Et pourtant ils continuent. « On n'est pas usé parce qu'on arrive malgré tout à donner du sens à notre action, souligne Bruno Saison, donner une place à chacun en produisant ensemble. Je me bagarre sur cette reconnaissance. J'ai passé une partie de ma vie là-dessus... »

Michel Rouger



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