06/10/2016

La discrimination des personnes en précarité enfin nommée et reconnue

Une interview de Claire Hédon, présidente d’ATD Quart Monde


ATD Quart Monde agit et lutte contre la misère et la grande pauvreté. Après sept années d’efforts du Mouvement, la loi visant à lutter contre la discrimination à raison de la précarité sociale a été adoptée le 24 juin dernier, portée par le sénateur Yannick Vaugrenard. Certes, elle ne va pas changer le quotidien des personnes confrontées à la pauvreté mais elle apporte malgré tout, une arme dissuasive pour condamner les préjugés et autres faits discriminatoires.



Cette interview mensuelle est réalisée en lien avec le Conseil national des politiques de lutte contre la pauvreté et l'exclusion sociale, le CNLE. Retrouvez ci-dessous, après l'article, les thèmes sur l'exclusion analysés par nos précédents invités.

Claire Hédon, président ATD Quart Monde (photo Michel Bousquet).
La discrimination à raison de précarité sociale est enfin reconnue et nommée. Comment êtes-vous parvenus à cette victoire ?
Cette loi, que nous attendions, précise « la particulière vulnérabilité résultant de la situation économique des personnes, apparente ou connue de son auteur,» le terme de « précarité sociale » ayant été jugé trop flou par le législateur. Elle précise donc que la discrimination peut être à la fois une cause et une conséquence de la pauvreté. Elle inscrit cette prohibition dans le Code du travail (nouvel article L1132-1) et dans le Code pénal (nouvel article 225-1), en plus des vingt autres motifs de discrimination déjà identifiés. Jusqu’alors, la loi ignorait les injustices visant les personnes pauvres. C’est pour nous, la résultante heureuse d’un long combat mené depuis plusieurs années par les militants d’ATD Quart Monde. La Halde, Haute autorité de lutte contre les discriminations et pour l’égalité, avait émis une recommandation en 2010. En 2013, le Mouvement a démontré dans un livre blanc, exemples à l’appui, que des personnes en situation de grande pauvreté souffraient de discriminations en raison même de leur précarité. La CNDVH, Commission nationale consultative des droits de l’homme et le Défenseur des droits s’étaient prononcés favorablement sur cette question en 2013 ainsi que le CNLE, Conseil national des politiques de lutte contre la pauvreté et l’exclusion sociale, l’année suivante. En juin 2015, le Sénat votait la loi. Il a fallu un an, en juin 2016, pour que l’Assemblée nationale adopte le texte… à l’unanimité faut-il le rappeler.
 
Comment désormais  faire vivre cette loi ?
Elle apporte une reconnaissance de ce que vivent les personnes en grande pauvreté et de la discrimination à laquelle elles sont confrontées de par leur situation. Cette loi met des limites et autorise les personnes, sujettes à discrimination, à se défendre. Bien sûr, nous n’allons pas encombrer les tribunaux de procès - même s’il en faudra quelques-uns d’exemplaires. Notre travail, dans les mois à venir, est d’accumuler les preuves de cette discrimination. Il nous faudra ensuite mener des campagnes d’information comme la loi nous y autorise, pour sensibiliser l’opinion et combattre les préjugés. Nous y travaillons…

Toujours lutter contre les préjugés

Cette loi tombe à pic avec la parution de votre livre « En finir avec les idées fausses sur la pauvreté ». Pourquoi une troisième édition ?
Parce qu’il faut encore et toujours se battre contre les préjugés qui enferment, stigmatisent et isolent les personnes. De nombreuses associations, des élus, des citoyens nous rejoignent dans notre combat sur les préjugés mais nous voyons malgré tout, que les idées fausses continuent de s’épandre. Je pense au récent dossier publié par Valeurs Actuelles, intitulé « « Les assistés : comment ils ruinent la France », paru le 29 août, ou encore, cette émission télévisée, inintéressante et scandaleuse, « la Rue des alloc » de M6. Cette troisième édition de notre livre dément les idées fausses sur la pauvreté, apporte des compléments d’information et des données chiffrées actualisées.
 
Où en êtes-vous de l’expérimentation « Territoire zéro chômeur de longue durée » ?
D’envergure nationale, ce projet d’ATD Quart Monde pour éradiquer le chômage de longue durée s’inscrit dans une phase expérimentale de plusieurs années. Rappelons, qu’à l’échelle d’un territoire, une commune, une communauté de communes ou un quartier, il s’agit de proposer à toute personne privée durablement d’emploi et qui le souhaite, un emploi en contrat à durée indéterminée rémunéré au smic, à temps choisi et adapté à ses compétences. Le pari est d’opter pour une organisation économique qui n’exclue personne. Pour faire vivre ce projet, un fonds d’expérimentation a été constitué. Présidé par Louis Gallois, il réunit des représentants de l’État, des organisations syndicales de salariés et d’employeurs, des associations de collectivités territoriales, des parlementaires, des comités locaux et autres organismes publics impliqués dans le dispositif. Il est chargé d’amorcer le projet et de mettre en place les outils nécessaires à la réalisation de la loi d’expérimentation, en lien avec les équipes opérationnelles, les comités locaux de pilotage et les entreprises « à but d’emploi » qu’il va conventionner et cofinancer. Les décrets d’application sont parus, le cahier des charges est établi, l’appel à candidature est lancé, les dossiers sont à déposer avant le 28 octobre. En novembre, le conseil d’administration choisira les territoires pour l’expérimentation en sachant que bon nombre d’entre eux sont prêts à démarrer. Il nous faudra ensuite prouver que la démarche est viable dans la durée. Une des conditions du succès est que tous les acteurs s’entendent et qu’ils aient envie de travailler ensemble…

Définir de nouveaux indicateurs de pauvreté

Dans votre action contre la pauvreté, il y a ce combat que vous menez contre l’échec scolaire…
En effet, le lien entre pauvreté et échec scolaire n’est pas inéluctable. Nous sommes partenaires de « Mille et un territoires pour la réussite de tous les enfants », projet inter associatif, pour permettre aux parents en grande difficulté de trouver leur place dans l’école, de les associer pour que leurs enfants réussissent. Les enseignants sont souvent démunis et n’ont que peu de liens avec ces parents qui ont eux-mêmes, bien souvent, été en échec scolaire. Nous essayons donc de susciter la création de lieux d’échange entre enseignants et parents pour aider l’enfant dans ses apprentissages.
 
Vous lancez une grande recherche au niveau international pour définir de nouveaux indicateurs de pauvreté. De quoi s’agit-il ?
C’est une recherche menée conjointement avec l’université d’Oxford, des économistes, des sociologues mais aussi des personnes en situation de grande précarité, co-chercheurs de ce travail, grâce à la méthodologie du Croisement des savoirs que nous développons. Elle sera conduite simultanément, durant les trois prochaines années, en France, en Tanzanie, au Bengladesh, en Bolivie, en Centre-Afrique, aux Etats-Unis, au Canada,  en Grande-Bretagne, en Belgique et en Ukraine. Les indicateurs utilisés actuellement par la banque mondiale, le FMI ou les Nations-Unies sont essentiellement des indicateurs financiers. Or ces données ne disent rien de la pauvreté, de l’accès à l’éducation, à l’école, à la réussite à l’école, au logement ou à la santé… Peu de données permettent d’évaluer l’importance relative des différentes dimensions de la pauvreté ou d’établir des relations entre elles. Nous espérons ainsi repérer des grands axes d’évaluation et commencer à élaborer de nouveaux indicateurs communs pour mieux définir la pauvreté et les conditions de vie des personnes qui y sont confrontées.
 
Pourquoi menez-vous ce travail ?
Mesurer la pauvreté, c’est aussi la comprendre, savoir agir contre elle et pouvoir mesurer les avancées de cette lutte. Au vu des résultats, le défi sera ensuite de faire en sorte que politiques, financiers, scientifiques et décideurs s’emparent effectivement de ces données. Nous voulons que cette recherche soit utile dans la définition des politiques publiques des différents Etats. Généralement, les programmes dans le monde sont conçus et évalués en fonction des catégories de population les plus riches ; nous souhaitons qu’ils le soient à partir des 20% les plus pauvres. De plus, nous souhaitons que ces évaluations soient systématiquement menées avec les personnes concernées. 

Rien sans les personnes concernées

Parlez-nous de cette méthodologie du Croisement des savoirs que vous développez…
C’est une dynamique qu’ATD Quart Monde a initiée, qui permet de créer les conditions pour que le savoir issu de l’expérience de vie des personnes qui connaissent la pauvreté puisse dialoguer avec les savoirs scientifiques et professionnels. Au final, ces différents savoirs produisent une connaissance et des méthodes d’actions plus complètes et inclusives. La démarche est fondée sur une méthodologie rigoureuse que nous avons testée et améliorée au fil des années. Un cahier des charges est aujourd’hui établi. Nous souhaitons valider la démarche de manière scientifique et organisons pour cela un colloque au mois de mars 2017.
 
Le 17 octobre a lieu la 30e Journée mondiale du refus de la misère. Vous mettez l’accent cette année sur la culture… avec un  grand A.
«  Cultivons nos liens, partageons nos cultures »… c’est effectivement l’expression et la pratique artistiques, c’est aussi l’identité culturelle de chacun et celle des collectifs auxquels nous appartenons. Nous entendons montrer au cours de cette journée que la culture joue un rôle primordial dans la construction du lien social et dans la transmission des valeurs essentielles pour vivre ensemble. L’an prochain, à l’occasion des 60 ans du début du mouvement dans le bidonville de Noisy-le-Grand et des 100 ans de la naissance de Joseph Wresinski, fondateur du mouvement ATD Quart Monde, nous marquerons à nouveau notre refus de la misère, combat que nous menons auprès des politiques mais aussi de toute la société. Chacun de nous est porteur de culture, sans cesse on s’enrichit de la culture de l’autre… y compris de celle du migrant.

Interview réalisée par Tugdual Ruellan.

Lire sur Histoire Ordinaires, le portrait de Patrick Valentin – 5 octobre 2015. ICI.
...et beaucoup d'autres histoires ordinaires d'ATD Quart Monde, ICI.
 

21 critères de discrimination
La loi interdit que l’on traite injustement des personnes en raison de critères dont voici la liste : l’origine, le sexe, la situation de famille, la grossesse, l’apparence physique, le patronyme, le lieu de résidence, l’état de santé, le handicap, les caractéristiques génétiques, les mœurs, l’orientation ou identité sexuelle, l’âge, les opinions politiques, les activités syndicales, l’appartenance ou la non-appartenance, vraie ou supposée, à une ethnie, une nation, une race ou une religion déterminée, et désormais la précarité sociale. Lire ici.

Claire Hédon répond à Valeurs Actuelles
Lire la lettre ouverte de Claire Hédon du 1er septembre 2016, adressée à Yves de Kerdrel, directeur de la rédaction de Valeurs actuelles, suite à la parution du dossier intitulé « Les assistés : comment ils ruinent la France », paru le 29 août 2016 - lire ici
 
Un dossier d'ATD Quart Monde : "Se nourrir lorsqu'on est pauvre"
La Revue Quart Monde offre dans ce nouveau numéro de la série Dossiers et documents, une réflexion rare sur le rôle de l’alimentation dans l’inclusion sociale des personnes en situation de précarité. Le dossier rassemble l'ensemble des travaux et réflexions réalisés ces dernières années par le réseau santé d'ATD Quart Monde sur l'alimentation. Auteurs : Magali Ramel, Huguette Boissonnat Pelsy, Chantal Sibué de Caigny, Marie-France Zimmer. Editions Quart Monde, 188 pages, 10€. Lire ici.
 
Haut-Rhin : ATD réagit à la décision du conseil départemental du Haut-Rhin
Conditionner le RSA à une activité bénévole est bien illégal. Le juge administratif vient d'annuler la délibération du conseil départemental du Haut-Rhin qui souhaitait imposer une activité bénévole aux allocataires du RSA. Lire ICI.
 


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