08/05/2014

La banlieue en harmonie de Kamel Dafri et Aziz Djemaï


« Plutôt que moi, vous devriez aller voir les gens d'El Mawsili, l'ensemble de musique arabo-andalouse : ils sont ce soir à l'Institut du Monde Arabe », a dit Kamel Dafri, le directeur de « Villes des musiques du monde » en nous retrouvant à Belleville. Alors nous avons vu les deux. Et entraperçu une banlieue parisienne harmonieuse.


Kamel Dafri (en bas), Aziz Djemaï et l'ensemble de musique arabe-andalouse El Mawsili
Et si nos « villes-monde » partageaient l'incroyable richesse culturelle de leurs habitants ? Telle est  l'utopie cultivée par les 21 villes d'Ile-de-France regroupées dans « Villes des musiques du monde ». Son directeur, Kamel Dafri, 40 ans, n'est pas lui-même un produit de conservatoire, non : il est d'abord le produit d'une éducation et d'une émeute. 
 
Son père était harki, sergent de l'armée française débarqué  un jour à Flers, en Normandie. « Il était éclairé, confie-t-il, il a assumé, tracé sa route, j'ai pu grandir normalement. » Passer le bac, entrer en Sciences Éco, viser le concours de la Banque de France. Sauf qu'un jour de 1991, dans la ZUP Saint-Sauveur, à Flers...

Grâce aux copains de quartier

« La police a déboulé pour récupérer un môme, bousculé sa mère, les jeunes ont affronté les policiers. A la suite de ça, une association, Oxy-Jeunes, est née. Les collègues du quartier m'ont dit : "Tu as fait des études, faut que tu nous aides à faire les papiers", c'est par eux que je suis rentré dans l'engagement associatif, j'avais une sortie de mépris jusque-là. »
 
L'étudiant de 21 ans quitte Sciences Éco pour un DUT de Carrières Sociales puis trouve un poste à l'Office Municipal de la Jeunesse d'Aubervilliers, la ville de Jack Ralite, homme politique et de culture, qui a semé entre autres « Musiques en France ». Parallèlement, Karim Dafri reste engagé à Flers : de son quartier naît en 1996 le festival rock Muzik Azimut qui s'étend ensuite sur la ville. 
 
La musique est déjà  la clé de son engagement :  « Nos villes-monde  doivent reconnaître que les composantes sont des richesses pas des handicaps, c'est ça que nous avons envie de défendre. » En particulier par le Festival Villes des Musiques du Monde organisé à l'automne depuis 1997. Un festival bourré de sens, qui fait écho à ce que les gens vivent. 

« Il se passe plein de choses qui nous échappent »

L'an dernier, la Colombie et la Nouvelle-Orléans étaient à l'honneur. « La Colombie ? On pense drogue, violence, peu à sa richesse musicale... comme à propos de la Seine-Saint-Denis. » La Nouvelle-Orléans ? « Congo Square, l'ex-marché aux esclaves est le berceau du jazz, du blues, de la musique afro-américaine ; les Noirs déportés ont préservé un espace de liberté par la culture, la musique : pourquoi le Noir américain dit  "Je suis américain" et qu'ici le jeune de banlieue a du mal à dire qu'il est Français alors qu'il l'est. Il faut s'interroger là-dessus. » Du coup, des liens unissent la Louisiane et le 93.

Mais c'est toute l'année que Kamel Dafri cherche par tous « les chemins de traverse » à réconcilier les gens avec ce qu'ils sont. Un jour, à l'occasion d'un tournoi de foot sous un grand hangar de banlieue, il glisse un concert dans la salle de boxe d'à côté, sur le ring devenu scène. « La boxe thaï, dit-il aussi,  prend énormément dans les milieux populaires, il se passe plein de choses qui nous échappent, il faut y aller, essayer de gagner du terrain, c'est tellement facile de rester dans nos lieux institutionnels. »

« Marmots et Griots », Jeunes Reporters, Meida (collecte musicale par les femmes), etc : il faut aller voir sur le site de Villes des Musiques du Monde le foisonnement d'nitiatives. Au milieu de conditions sociales terribles où le chômage approche parfois les 50%, on redécouvre que les gens existent ! Avec leur identité culturelle. 

Un « enfant du manque » devenu artiste

« À l'école de musique arabo-andalouse d'El Mawsili par exemple, poursuit Kamel Dafri, ils ont fait un vrai travail pour mettre en raccord la culture qu'ils ont amené d'Algérie et la culture de leurs enfants. Ceux-ci apprennent la musique arabo-andalouse tout en écoutant du R'n'B... et ils réussissent au bac. »
 
La preuve sur le champ. Sur la scène, en fin d'après-midi, de l'Institut du Monde Arabe. Les cinquante musiciens d'El Mawsili procèdent patiemment aux réglages de la balance pour le concert du soir. Tout est réservé : la salle sera comble. Dans le coin, à droite, Aziz Djemai et sa guitare, le fondateur. Nous nous sommes revus le lendemain à sa boucherie halal, porte de la Villette.

Aziz Djemai n'est pas boucher. Il vend pour gagner sa vie, « ça me donne la dignité », dit-il.  Il est artiste. Peintre matiériste, admirateur de Tàpies, dont on peut découvrir l'œuvre sur le site djim. Il est né à Alger il y a 59 ans, dans le quartier du Ruisseau. C'est un fils d'ouvrier, un « enfant du manque », comme il dit.  Sa musique à lui, c'était donc le populaire chaâbi. Il a grandi là-dedans, a passé un bac C à Alger, est arrivé en France en 1976, a connu la fac de Vincennes puis l'arrivée de la gauche en 1981 : « c'était extraordinaire, une libération ! »

« Ça ne peut qu'ouvrir les esprits

La gauche, en 1981, c'était soudain, pour les immigrés, la liberté de créer une association, les radios libres. Pendant un temps, Aziz Djemai s'est lancé dans les affaires : « Je vendais du matériel informatique mais j'en ai eu ras le bol du costume anthracite et de courir comme un fou : j'appelais un client, il me disait que mon matériel allait être périmé dans trois mois. J'ai arrêté et cultivé  mon art, je suis un rêveur. »
 
Un jour, sur Radio-Maghreb, Aziz Djemai entend un concert de musique arabo-andalouse dirigé par Farid Bensarsa. Il le rencontre, lui propose d'enseigner la musique. L'association El Mawsili est née. Nous sommes en 1991. Depuis, avec notamment le soutien de la ville de Saint-Denis, El Mawsili a grandi : quelque 300 élèves musiciens, jeunes et adultes, se rendent chaque samedi aux cours dispensés par une dizaine de professeurs bénévoles.
 
Ils sont origines d'Algérie, surtout, et du Maroc. « Des Gaulois s'y sont essayés mais ils ont du mal avec le rythme, c'est dommage. La France a intérêt à s'enrichir de ces rythmes-là, ça ne peut qu'ouvrir les esprits, élargir les potentialités, il paraît qu'on utilise très peu notre cerveau. »

« Regardez cette magie des flux migratoires ! »

Aziz Djemai s'enthousiasme. Revient aux origines de la musique arabo-andalouse, à Bagdad au 8ème siècle, passe en Andalousie, arrive à Alger : « Regardez cette magie des flux migratoires ! Elle se trouve aujourd'hui à Saint-Denis, en France. Moi, je rêve que la France s'appproprie la musique arabo-andalouse. »
 
« Je suis fatigué, lâche-t-il soudain, usé de dire que c'est un joyau, un art majeur. On me voit avec du thé à la menthe, les loukoums ou les cornes de gazelles. Qu'est-ce qu'on en a à fiche de ça ? Parlez-moi plutôt d'échanges, comment s'élever ? ». 
 
Avec les années qui passent, Aziz Djemai a nourri un nouveau rêve : construire une école : « La léguer à des jeunes, transmettre, laisser un lieu, ce serait extraordinaire. Ce n'est pas en terme de racines que je vois ça mais plutôt qu'ils aient une bonne tête, je n'aime pas qu'ils manquent de confiance. »
 
Les enfants de Farida Arbaoui, l'une des mamans fondatrices, croisée à l'Institut du Monde Arabe, ne doivent pas en manquer, forts de leurs doubles apprentissages. « Mon fils, sourit-elle, tient son violon à l'épaule au conservatoire, et sur la jambe à l'association. »

Michel Rouger

(Photos et vidéo : Marie-Anne Divet)

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