05/05/2011

Hacène Metref, un Pasteur de l’Art dans les montagnes kabyles


L’Algérie émerveille par ses paysages… et la résistance de beaucoup de gens à l’absurdité quotidienne. Dans les montagnes kabyles, Hacène Metref fait partie de ces gens ‘folles’, comme on dit là-bas : il a créé un festival, Raconte-Arts, qui mobilise artistes et villageois.


La chorale Ait El Qayed
Hacène Metref est l'un de ces Kabyles qui s’investissent  dans des entreprises aussi démesurées que leurs rêves. Depuis plus de sept ans, il pilote un festival à travers les villages de la Kabylie en drainant des artistes de tous bords et de tous horizons, et en impliquant les villageois. Son seul but : faire retrouver à l’Art  sa vocation dans une région qui a du mal à se réconcilier avec elle-même. Et Raconte-Arts fût. Hacène Metref s'en explique dans cet interview.

Quand et comment est né le Festival Raconte-Arts?

«De manière fortuite. C'est l'histoire d'une rencontre entre trois amis. Denis Martinez, plasticien algérien très connu; Salah Silem, spécialiste de l'art graphique  et moi-même, animateur culturel, conseiller pédagogique à la jeunesse. Nous étions en 2003, nous sortions d'une période tragique où l'algérien luttait pour sa survie et nous étions heureux de nous retrouver indemnes après toutes ces années de braise, cette décennie noire. 

Pour signifier que notre détermination était restée intacte et nos convictions chevillées au corps, nous avons fait des plans sur la comète. Denis voulait revenir en Kabylie pour faire quelque chose et présenter sa fenêtre du vent, une performance artistique inspirée de la tradition des femmes kabyles. Salah voulait l'inviter à Béni-Yenni, pour intervenir dans la Tadjemait (NDLR : lieu de l’assemblée du village) attenante à leur maison familiale. Ils m'ont mis au parfum en ami et en tant qu'animateur et organisateur d’évènements culturels. Une aubaine.

À l'automne 2004,  lors de la Foire Internationale du Livre d'Alger, nous nous sommes retrouvés aux Pins Maritimes. C'est là que nous avons posé les premiers jalons de la manifestation qui allait devenir l'un des rendez vous culturels les plus attendus en Kabylie.  Ainsi est né Raconte-Arts, "une expérience nomade sur le chemin des émotions et de la créativité en partage", pour paraphraser la belle formule de Dominique Devigne. »

Contre quoi luttiez-vous?

Hacène Metref
«Nous nous sommes jetés dans l'aventure  sans objectifs très définis. Le plus important pour nous était de redonner vie à une expression artistique ciblée durant l'insurrection islamiste et presque interdite durant ce qu'on a appelé le printemps noir en Kabylie. Nous étouffions littéralement. Le capital expérience accumulée par le mouvement associatif depuis les années 90 partait en fumée sans que personne ne s'en émeuve. 

La Kabylie, le havre des artistes engagés était en train de se fermer à toute expression autre que politique. Pendant les évènements douloureux qu’a connu la Kabylie depuis 2001, une sorte de fatwa voulait interdire aux chanteurs  de se produire sous prétexte qu'il fallait un deuil régional après l’assassinat de cent-vingt trois personnes. Un non-sens. Notre objectif premier était donc de renouer avec la pratique culturelle. Ce que nous avons réussi avec éclat en juillet 2004, en organisant à Béni-Yenni la première édition de Raconte-Arts. »

Vous avez voulu que les villageois soient acteurs?

«Pour pallier le manque de moyens, nous avons mis en place une stratégie imparable qui s'est avérée par la suite d'une efficacité à toute épreuve! Impliquer la population. Nous sommes parvenus convaincre les gens en leur demandant d'être au cœur de la manifestation, des acteurs du festival et pas seulement des spectateurs. Une démarche participative, un véritable festival populaire.

Nous ne sommes reliés à aucune institution et encore moins à une quelconque officine. C'est ce qui explique notre relative pauvreté mais c'est aussi le prix de notre liberté. La population nous a tout de suite adoptée car elle avait compris que nous étions sincères  avec elle, mieux, nous lui appartenions. A partir de là, elle a porté en partie la manifestation.  Toutes ces contraintes et la recherche de solutions ont forgé le festival, lui a permis de trouver sa forme et sa voie. »

Quels sont les grands objectifs de Raconte-Arts?

Hacène Metref dirigeant ses acteurs au festival 2006
«À partir de là, il nous a été commode d'adjoindre des objectifs plus clairs. Favoriser la diversité culturelle est une preuve  de notre ouverture sur le monde; en même temps, faire de Tadjemait et d'autres lieux du village des espaces de culture montre notre ancrage dans une culture et des pratiques millénaires. 

Nous avons voulu aussi que des artistes en herbe rencontrent les artistes confirmés, que les jeunes et moins jeunes se forment dans des ateliers artistiques. Nous avons mis enfin les enfants au cœur de notre projet.  À notre modeste niveau, nous avons construit une alternative aux kermesses officielles et faussement culturelles.»

Il semble y avoir aussi des objectifs inavoués ?

Denis Martinez a interrogé la mémoire des villageois
«C'est juste. Il y a des objectifs que seuls les gens avertis peuvent percevoir. Ils sont liés à notre conception philosophique de la société. Sans le dire vraiment, nous nous sommes assigné pour mission de faire bouger les inerties, de créer une dynamique pour vaincre  la politique médiocratique des fonctionnaires de l'État chargés de la culture . Nous ne le crions pas sur les toits mais, dans notre petit espace de liberté, les participants le disent et en discutent.  

À chacun, ensuite, en retournant chez lui, de répercuter l'esprit de cette belle aventure qui augure d'un autre possible. On ne sort pas indemne d'une expérience comme Raconte-Arts. Un travail de conscientisation se met en marche, presque malgré nous. Les participants se rendent compte par eux-mêmes d'une démarche conforme à notre idéal social tourné résolument vers la modernité.  

En d'autres termes, quand on voit notre façon de procéder, on peut comprendre  tout de suite quel projet de société nous défendons. Nous avons compris que pour aspirer un jour à une société démocratique, il faut impérativement passer par la culture. Ce sont toutes ces valeurs assumées profondément qui fondent notre action et guident notre cheminement. »

Comment organiser un tel festival dans des villages démunis, en pleine montagne du Djurdjura ?

«Raconte-Arts est multidisciplinaire. Il a  recours à tous les arts possibles et imaginables. C'est aussi un festival à ciel ouvert et le village de montagne est le lieu d'intervention par excellence. Il propose principalement des spectacles de rue, c''est le seul actuellement en Kabylie, voire dans tout le pays. 

Nos activités sont toutes originales: certaines d'entre elles peuvent être labellisées  made in  Raconte-Arts ! Par exemple, la déambulation nocturne, bougies à la main, dans les ruelles de village, de centaines de personnes précédées par des musiciens. Ou cette autre" folie": organiser, par les temps qui courent, des activités dans des oueds,  forêts et autres endroits sauvages. L'intensité du programme est telle qu'on a l'impression d'avoir affaire à une ruche. Une ruche... à paroles, assurément! Comme l'a remarqué l'écrivain français Jean Pierre Renaud. 

C'est un programme pour tous les âges, riche et équilibré comme un bon régime alimentaire, alliant animation, activités intellectuelles, formation mais aussi des exposition-ventes de produits de terroir. Développement économique et épanouissement culturel vont ensemble, développement durable oblige. Notre festival essaie aussi d'introduire en Kabylie des activités que nous ne connaissons pas encore : clown, cirque, escalade, etc. Et un carnaval inédit clôture à chaque fois le festival. 

Toute cette énergie tire sa substance du travail que fait Denis Martinez, notre mentor, membre  fondateur du festival, qui aiguise notre conscience et interroge notre mémoire lors de ses interventions dans les Tadjemaits de village. C'est un projet dans le projet. Son action nous interpelle dans ce que nous avons de plus enfoui en nous. »


Quel esprit gouverne finalement Raconte-Arts ?

Au festival 2006
«Depuis quelques années, on parle de "l'esprit Raconte-Art" mais c'est vraiment de l'ordre de l'indicible, du ressenti. Nous disons toujours : "Raconte-Arts ne s'explique pas, il se vit." Pour s'imprégner de l'esprit du festival, il faut le vivre de l'intérieur. Et même comme cela, ce n'est pas évident : même les concepteurs de l'entreprise peinent à le décrire ! C'est plus une aventure avec tous ses aléas, qu'une manifestation au sens classique du terme.

C'est un festival artisanal, bâti à la force des jarrets. Indépendant de toute tutelle, espace de liberté reconnu car pris en charge par la population elle-même. Sans le prévoir,  il a réveillé  l'atavisme kabyle qui consiste à se prendre en charge soi-même quand l'autorité refuse ou feint de ne pas vous voir.

Artistes et spectateurs ne font qu'un. Ils peuvent même changer les rôles. Les activités sont organisées de façon très simple pour ne pas rebuter les villageois. Les artistes logent chez l'habitant, ce qui permet de tisser des liens de confiance. Cela laisse des traces même après le festival. Les villageois permettent aux artistes de découvrir leur village et en contrepartie les artistes consentent à parler de leur art. Il s'ensuit un enrichissement mutuel. 

Les espaces du village sont rehaussés et réhabilités aux yeux de ses habitants par toutes ces activités organisées en son sein. Le village devient, l'espace d'une semaine, une ruche qui produit des paroles et des images. On ne se lasse pas à Raconte-Arts, le miel produit a très bon goût. » 


Menad Embarek


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