08/01/2013

Cancre, cheminot, Bac + 8..., ce prof hait les voies de garage


L'école ne l'aimait pas, alors il l'a quittée avec son seul BEPC et a conduit des trains. Puis, un jour, sa soif de savoir l'a remis sur les rails et l'a emmené à Bac + 8 : le cancre Christian Verrier prof de fac ! Il vient de lancer avec des collègues l'Université Coopérative de Paris. Mais montez donc, et sans prendre garde à la fermeture des portes : avec lui, on roule portes ouvertes.


Nous avons pris rendez-vous dans un bar de la gare. Normal pour un cheminot. Et puis, tous ces gens, ces destins qui passent, courent, attrapent ou ratent des trains, c'est son truc à Christian Verrier. Lui-même est du peuple. Avec pour racines les mines du Nord par sa mère et la terre d'Auvergne par son père. Un père devenu dessinateur industriel puis retombé, à cause de l'ordinateur, employé municipal au cimetière de la ville.   

À Drancy, dans la banlieue alors rouge, l'adolescent aime les livres mais pas l'école, qui le lui rend bien. Le prof professe, le jeune Christian lit en cachette. Il redouble, deux fois, et s'enfuit, en cours de 1ère, avec son seul BEPC en poche. Il devance pour s'en débarrasser le service militaire et intègre la SNCF où l'on peut alors entrer sans diplôme. 

« Toi, l'intello, tu peux corriger notre tract ? »

Là, il pourrait se former et devenir chef conducteur. Ben non. « J'ai toujours eu un problème avec la hiérarchie. » Il apprend seulement la guitare avec l'Association des artistes cheminots. Donc, l'artiste roulant se contente de rouler. Et de militer. À Amnesty International, pas dans un syndicat : « Tous mes meilleurs potes étaient syndiqués, j'ai toujours fait grève avec eux mais les syndicats, je ne m'y retrouvais pas. »

Un peu intello, l'ex-lycéen décrocheur. D'ailleurs, « Toi, l'intello, tu peux corriger notre tract ? » lui lancent un jour quatre collègues réunis au coin d'une table à son dépôt de Paris-Nord. L'appel à la grève illimitée, porté par les roulants de dépôt en dépôt, paralysera la France durant 26 jours. Automne 86, la plus longue grève du rail. Christian Verrier bombardé porte-parole de Paris-Nord.

Le chef : « Vous n'êtes pas capable de faire cette formation »

Sûr, ce cheminot était fait pour les études. Un jour, il découvre le CIF, le Congé Individuel de Formation « par une info de la direction : elle s'étonnait de ne pas avoir de candidats... » Bonne « occasion pour prendre la tangente. » L'Université de Vincennes (Paris-8) née du bouillon de mai 68, recrute sans le bac et l'accueille pour un DUFA (Diplôme universitaire de formateur d'adultes). Nous sommes en 1990. Au dépôt de Paris-Nord, l'agent de conduite Christian Verrier, 35 ans, va au bureau du chef :

« - Asseyez-vous. Qu'est-ce-que vous voulez faire ?
- Ce que j'ai mis dans le dossier. Je sortirai avec un équivalent licence
(silence)
- Je ne vous donne pas le congé
- Pourquoi ?
- Vous n'êtes pas capable de faire cette formation. »


Il arrachera l'accord une semaine plus tard mais « Là, on est à Paris, en 1990, pas en 1902 ! », s'indigne-t-il encore vingt-deux ans après ; « Rien de tel pour renforcer la névrose de classe ! » La reproduction sociale, la voie de garage obligée pour les petits, l'élite pour les nantis, chez Christian Verrier c'est le combat d'une vie. Et les victoires tardent : « Le CIF ne sert toujours pas à ceux qui en ont le plus besoin. »

Prof, doctorant... et conducteur de train

Lui, il s'en sert bien du CIF ! Il le conclut par un mémoire sur « Les aspects politiques de la formation des adultes ». Il enchaîne sur une maîtrise (l'actuel master 1) sur les universités populaires. Puis sur un DEA (l'actuel master 2) sur l'autodidaxie (en gros l'autoformation). Puis sur un thèse de doctorat, toujours sur l'autodidaxie. Entre-temps, l'université de Paris 8 lui a proposé de donner des cours en sciences de l'éducation. Le voilà à la fois prof, doctorant... et conducteur de train. 

À 42 ans, il soutient sa thèse. Le cheminot devenu docteur - Bac + 8 - part interroger son patron. En substance : je peux peut-être vous intéresser au service formation ? « Ils ont voulu m'envoyer passer des tests psychotechniques, les mêmes que pour mon embauche en 73 !  » Encore une panne à la SNCF. Il se trouve que parallèlement, un poste de maître de conférence se présente à Paris-8. Il hésite mais une secrétaire, d'elle-même, lui remplit  son dossier. À 44 ans, le conducteur de train Christian Verrier démissionne de la SNCF et devient aiguilleur de savoir. 

L' "écoute sensible" de l'étudiant

Car l'ancien collégien en échec a la pédagogie pour passion. Une pédagogie chevillée sur "l'écoute sensible" de son mentor et collègue, le chercheur en éducation René Barbier. « Une écoute active avec un maximum d'empathie, résume-t-il. Écouter les inquiétudes pour les désamorcer à petits pas, ensemble, et les remplacer par la confiance en soi. Ça se passe à deux ou dans un petit groupe, jusqu'à cinq, et c'est le groupe alors qui développe cette écoute sensible. »

En juin 2007, Christian Verrier propose un projet d'université populaire expérimentale à Paris-8. L'u2p8  verra le jour deux ans plus tard. Mais sans lui.  En octobre 2007, frustré de manquer de temps pour chaque étudiant, l'incorrigible rebelle « préfère laisser la place à des jeunes qui ont besoin d'argent. » Il prend sa retraite de cheminot (sans train gratuit ni caisse de prévoyance car démissionnaire...)

La très avant-gardiste Université Coopérative de Paris

Désormais, il va professer librement. Et s'enthousiasmer encore et toujours devant des capacités insoupçonnables. Par exemple dans des jurys de masters à l'u2p8, tel le mémoire de cent pages sur les jeux vidéos d'un lycéen décrocheur : « Je pensais que ce n'était pas possible, or c'est possible !  »

Son ami Mehdi Farzad, le directeur du Collège coopératif de Paris, le sollicite aussi régulièrement. Ces deux hommes-là ne manquent pas d'idées ! L'une émerge soudain au début du printemps 2012 et se concrétise dès la rentrée suivante : l'UCP,  l'Université Coopérative de Paris.

Allez sur le site de cette université inédite, ouverte aux sans diplôme, associative, gérée par des bénévoles, enracinée dans l'éducation populaire, où l'étudiant peut devenir intervenant et vice-versa... 34 inscrits pour cette première année. Quatre axes de formation. 17 séances sur place, le samedi après-midi, au Collège Coopératif ; le reste : des cours et forums en ligne dont le coordinateur de l'UCP a été un des pionniers dès 1999-2000. Retenez bien son nom : Christian Verrier, conducteur de locomotives et utopiste en action.

Michel Rouger 

Des ouvrages de Christian Verrier : 


- Autodidaxie et autodidactes, l'infini des possibles (Economica, 1999)
 
- Chronologie de l'enseignement et de l'éducation en France, des origines à nos jours (Economica, 2001
 
- Le plaisir d'apprendre en ligne à l'université, implication et pédagogie (Collectif, De Boeck, 2009)
 
- Jacques Ardoino - Pédologue au fil du temps (Téraèdre 2010)
 
- Marcher, une expérience de soi dans le monde - Essai sur la marche écoformatrice  (L'Harmattan, 2011)
 


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