11/07/2012

Avec Bernard Brunet, un collectif de bûcherons peut changer le monde


À Brest, du 10 au 13 juillet, ils auront été près de 400 à phosphorer sur toutes les ressources offertes par Internet pour changer - au moins améliorer - la société. Parmi eux, Bernard Brunet. Cet étonnant philosophe-bûcheron-développeur de territoire est un mordu de collectif, toujours dans la communauté, la coopérative, le web collaboratif...


Voilà bien un parcours générationnel. Nous sommes au début des années 70, celles de tous les possibles. À Strasbourg, Bernard Brunet  est un étudiant en philo normal : contestataire. Quand il ne philosophe pas, il bosse, moniteur éducateur dans un centre social, et ça lui plaît. À tel point qu'il entre à l'école d'éducateur jusqu'au diplôme. Qu'il ne passe pas. « Non à la sanction sociale ! », comme on dit à l'époque. C'est sûr, on est loin de la surdiplomite d'aujourd'hui.

Un rebelle. En 1972, dès que naît « La Gueule ouverte », le fameux journal aussi décoiffant que visionnaire de Pierre Fournier, Bernard Brunet est  aux premiers rangs de cette toute jeune écologie : pure, libertaire. Il a déjà participé à la création d'une coop bio qui rassemble soixante familles. Celles-ci cultivent aussi des rêves de communautés. Ce qui d'ailleurs arrive. Par petits groupes, elles s'en vont sur les chemins joyeux du sud. Bernard ne va pas très loin. Il s'arrête dans un trou inhabitable des Vosges. 

Bûcheron diplômé

Et là, il découvre la forêt. Elle va changer sa vie. Il devient ouvrier forestier et passe même son CAP. Bûcheron diplômé, une concession. Tâcheron payé au m3, il ne ramène guère qu'« un demi-smic pour 70 heures par semaine » : avec deux enfants au foyer, c'est court. Il s'investit rapidement dans le syndicalisme. Le PS, très minoritaire dans le coin, lui propose aussi de rejoindre les « Groupements Socialistes » que le parti lance dans les entreprises.  En 1979, le voilà aux premières loges de la politique, à l'historique Congrès de Metz gagné par Mitterrand. Lui est aux côtés de Rocard, le perdant.

L'année d'après, l'aventure continue. Bernard Brunet met sa tronçonneuse dans sa 2 cv  et file rejoindre des amis installés en communauté dans les Pyrénées. Avec deux collègues, il crée aussitôt une coopérative de bûcherons. Sa première scop. Rapidement, elle monte à quinze membres puis retombe à quatre à cause des concurrents au noir. Mais les quatre sont des pros ! Ils lancent la Bourse pyrénéenne des travaux forestiers qui couvre vite six départements ; du coup, la Délégation à l'Aménagement du Territoire (DATAR) les repère : Bernard le bûcheron et son ami Alain le débardeur se retrouvent chargés de mission à temps partiel pour faire, entre deux abattages, du développement local.

Sapie, un outil symbole pour le développement

La forêt reste leur monde. Un jour, au bout de 22 heures d'avion, la forêt tropicale primaire de Nouvelle Calédonie parvient même à effacer les écarts culturels. Avec les Kanaks, ils partagent un même monde, qui se régénère sans cesse, et le même travail physique, risqué,  technique, tant abattre met en jeu des forces complexes. « Bûcheron est un métier extraordinaire, s'enthousiasme Bernard Brunet ; si je pouvais, je le reprendrais volontiers.»

C'est que, inexorablement, Bernard Brunet l'intellectuel, le créatif soixante-huitard, a pris le pas sur le manuel.  En 1989, ils lancent à trois - deux bûcherons et un informaticien devenu agriculteur -  la Scop Sapie, du nom de cet outil, mi-pic mi levier, qui sous les troncs « doit être placé au bon endroit pour avoir le maximum de force et d'efficacité ». La Scop Sapie, basée à Limoux, va être un levier efficace de développement local. 

Même salaire pour tous

Au fil des années, les consultants de Sapie se retrouvent à une dizaine. Ils ont des profils différents. La porte de la scop, en effet, « est toujours ouverte, on vient avec ses compétences, ses envies », indique l'ancien responsable régional et national des Scop, très attaché à l'esprit « libertaire » du mouvement.  À Sapie, un bon projet et on peut faire son trou, les anciens vous apportant leur expérience. En gagnant tous le même salaire, aujourd'hui encore.

Durant quinze à vingt ans, les consultants de Sapie ont pu « co-construire » des tas de projets avec les collectivités locales, les entreprises de l'économie sociale, les associations... « On est là pour travailler en amont, faire de l'intelligence collective, questionner les questions, sortir du cadre, on est à la fois professionnel et militant », souligne Bernard Brunet avec une conviction mêlée d'amertume. Depuis quelques années, les consultants de Sapie sont « de plus en plus mal à l'aise  » face à des clients devenus frileux, verrouillant leurs appels d'offres.

Une fabrique d'initiatives

Mais qu'à cela ne tienne ! Bernard Brunet est en train de rebondir une nouvelle fois. L'équipe de Sapie a décidé carrément de « changer de métier ». Cap maintenant sur la « Fabrique Citoyenne ». La scop se donne cinq ans pour faire sa mue et même devenir, si tout va bien, un consortium de coopératives locales.

La Fabrique Citoyenne va « "fabriquer" de l'initiative sociale et citoyenne  » sur deux territoires : la ville et le rural. Et ce, en mobilisant la participation et la coopération des gens. Sapie, qui s'est branché dès les années 90 sur le net et les premiers réseaux, ne pouvait pas manquer le Forum de Brest : toutes les ressources d'Internet vont être utilisées.

En d'autres termes, la scop se met délibérément « au service des citoyens entamant une démarche de transition  ». Elle s'est donnée cinq domaines d'intervention, les grands sujets d'aujourd'hui : habiter autrement, consommer autrement, voyager autrement, travailler autrement, faire société autrement. Et les projets déjà foisonnent, entre autres avec les outils internet : deux Fablabs, ateliers numériques, l'un en ville, l'autre à la campagne ; co-working, le travail en commun... Sachant que, fidèle à la philosophie Sapie, la Fabrique Citoyenne « co-construira » toujours les projets avec les gens concernés.
 

Vieillir au milieu de quinze familles

Parallèlement, fidèle à sa perpétuelle « envie de changer le monde », Bernard Brunet prépare depuis trois ans un projet d'habitat collectif. À 61 ans, , il ne veut « pas vivre tout seul les 20 - 25 années qui (lui) restent. »  Un groupe d'une quinzaine de familles s'est constitué, de toutes conditions. Un immeuble à restaurer a été trouvé dans le centre de Pamiers : l'achat est imminent. Une équipe d'architectes a été choisie et le montage financier est bien sûr original. 

Le projet est porté par une société coopérative qui va revendre huit des quinze logements à l'Office départemental d'HLM : huit familles seront donc locataires HLM, les autres en accession sociale ou classique. Des familles de toutes conditions, dont les membres vont aujourd'hui de 1 à 72 ans, qui seront chez elles tout en partageant des espaces communs. « Derrière, il y a un projet politique », rappelle Bernard Brunet, décidé à « vieillir de manière coopérative ».

Michel Rouger


À découvir :

La scop Sapie

La Fabrique Citoyenne

Innovation sociale

www.habitercooperatifapamiers.org

 


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