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20/06/2023

La liberté de circuler est un droit humain et le combat de Camille

Texte : Michel Rouger


Vous ne verrez ici ni son nom ni son visage ni son énergie souriante portée par l’idéal qui l’habite : le droit de tout humain à pouvoir se déplacer, circuler, migrer. Ce combat est trop collectif, dit-elle, pour être personnalisé. La fachosphère a vite fait aussi de mordre. Camille est une jeune militante de la génération des 30 ans, féministe, radicale sur une question majeure de son époque. Celle qui décime des foules d'innocents, comme encore aujourd'hui au large de la Grèce, pendant que d'autres voyagent librement.


"CommemorAction" à Palerme en septembre 2021 - © Alarm Phone
"CommemorAction" à Palerme en septembre 2021 - © Alarm Phone
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« Pourquoi certains sont rejetés, d’autres pas ? » La question l'a touchée très jeune. Ses parents, père éditeur, mère psychologue, y sont bien sûr pour quelque chose : « Ils parlaient beaucoup des différences ; ma mère animait des ateliers pour les précaires donc aussi les étrangers, j’ai été très touchée par sa façon d’aborder les gens. » Par la suite, à la fin du lycée, un évènement l'a marquée : « L’année du bac, lors de la journée de la jupe, la parole s’est libérée dans ma classe sur le harcèlement sexuel ; j'ai découvert qu'une parole peut faire basculer une situation. »

Les bases sont posées. Elle choisit le droit international public. Et l’action déjà : membre de l’asso étudiante (et responsable du journal) à la fac de Tours. Une question surtout la taraude : l’enfermement. Le sujet, à la fois simple et complexe, ne va plus la quitter. Une amie, alors qu’elle entame son master à la Sorbonne, lui fournit le terrain de recherche et d’action de sa vie : elle lui fait découvrir l’Anafé, l’Association nationale d’assistance aux frontières pour les étrangers.

Au retour de Palestine : "Opprimer l’autre, jusqu’où peut-on aller ?" © CC BY-NC-SA 2.0.
Au retour de Palestine : "Opprimer l’autre, jusqu’où peut-on aller ?" © CC BY-NC-SA 2.0.

« Ils me disaient : "Qu’est-ce que je fais là ? Qu’est-ce-que je fais en prison ?" »

En février 2015, Camille, 23 ans, entre dans un lieu d’enfermement : la zone d’attente de Roissy. « Je pouvais sortir le soir, pas eux, ils n’avaient même pas touché le sol français !  Ils me disaient : “Qu’est-ce que je fais là ? Qu’est-ce-que je fais en prison ? Je ne suis pas un criminel." C’est ma première rencontre avec les personnes migrantes, ça a été très fort. Je veux alors pouvoir expliquer à quel point ce système est absurde, pourquoi cela ne devrait pas exister. »

A l’été suivant, elle est confrontée à un autre enfermement, celui des Palestiniens. Dans un autre lieu : leur propre pays. De ce séjour de deux mois à l’université palestinienne Al-Qods, elle sort révoltée : « Opprimer l’autre, jusqu’où peut-on aller ? » En même temps, elle découvre la résistance quotidienne de la population locale. Alors, son regard se décentre pour de bon. En 2016, tout en poursuivant son action à Roissy avec l’Anafé, elle entame une thèse de doctorat à la Sorbonne sur la circulation des personnes vue de l’autre côté, dans les pays de l’Afrique de l’Ouest.
Leçon nigérienne

En ce mois de juin 2023, elle est en phase de finition : soutenance au printemps prochain. Une telle thèse ne saurait se mener en trois années hors sol ! Outre les tâches d’enseignement, la doctorante militante l’a nourrie d’expériences et d’actions. A l’été 2019, elle se retrouve deux mois au Niger, à l’université de Niamey :  « Mes rencontres m’ont fait remettre en cause beaucoup de choses, de préjugés, l’approche eurocentrée. Là-bas, faute de moyens, il faut se limiter aux données en accès libre. Alors il faut chercher autrement : par des enquêtes, des rencontres, le travail de recherche est collectif. Ça interroge nos rapports de domination dans le domaine des savoirs... »

« On n’est pas des sauveurs de gens, on porte une forme de résistance »

Durant l’année 2021-2022, elle est intégrée au département droits humains de l’université de Palerme, en Sicile. D’autres découvertes et prises de conscience l’attendent. Ici, c’est au cœur de la Méditerranée, des migrations, de l’horrible. Camille vient alors d’adhérer au réseau Alarm Phone qui propose une hot line, un numéro de téléphone d’urgence, 24 h sur 24, aux naufragés.

« Il y a dans mes réflexions et dans mon militantisme, une expression qui revient tout le temps : liberté de circulation. Les premiers qui se battent pour la liberté de circulation, ce sont ces personnes qui sont en mer, en mouvement. Nous essayons de les soutenir. On met la pression pour une intervention rapide des garde-côtes... Humainement, c’est difficile, on a les personnes au téléphone puis on ne les a plus, on sait que le bateau a coulé.  On se heurte parfois à des groupes d’extrême-droite qui appellent toutes les deux minutes pour bloquer la ligne... »

Contre le défaitisme et le désespoir qui guettent, il existe heureusement un antidote puissant, un composé : « Il y a le collectif, un réseau fort, l’action. » Un composé enrichi d’un positionnement clair : « On n’est pas des humanitaires, des sauveurs de gens, on porte une forme de résistance, quelque chose qui est politique : ne pas accepter cet ordre du monde qui ferme les frontières. Nous politisons le fait de passer les frontières. »

Avec les résistants du Sud

Ce qui conduit aussi à lutter contre les frontières coloniales ancrées dans les esprits. « Nous sommes en désaccord total avec les actions humanitaires qui ne mettent pas au centre les personnes concernées, ne tiennent pas compte des réseaux locaux, des activistes du Sud.  Des associations , des individus soutiennent, accueillent, vont dans les prisons, vont chercher les corps, interviennent auprès des politiques. Alarm Phone est bien présent dans le Sud. Alarm Phone-Sahara a son propre numéro d’urgence. »
   
Pas de frontières non plus  face aux poursuites, à la criminalisation exercée par les États. « La question de la criminalisation est un gros sujet pour moi. Peut-on séparer le Blanc solidaire et la personne racisée qui conduit le bateau ? Le passeur est criminalisé. Nous, on a évolué, on ne fait plus cette distinction. » Et Camille de rappeler l’affaire du Iuventa dans laquelle quatre des dix membres d’équipages restent poursuivis sous l’accusation, pour faire simple, de solidarité.
 
Un combat de plus en plus dur

Évidemment, comme on le voit pour une partie des jeunes écologistes, cette radicalité dérange... radicalement les gouvernements. « On touche aux pouvoirs fondamentaux des États. Personnellement, je suis pour l’arrêt des frontières, des prisons, du système d’enfermement pénal qu’il y a autour, parce que ce sont des systèmes d’oppression. Quand on touche à cela, on est dangereux. Nous sommes radicaux, nous avons une position alternative mais qui n’est pas utopique : nous mettons déjà cela en place. »

Le bras de fer, en tous cas, est bien là, intense. « Ça varie selon les États mais notre combat est de plus en plus dur à mener. Fichage, blocage des actions, emprisonnements : on est sur le qui-vive, il faut savoir ce qu’il faut dire ou pas dire, saisir ce qui peut mettre les réseaux en danger... »

La richesse de l'approche féministe

Jusqu’où les démocraties vont-elles criminaliser ces activistes d’un idéal sans frontières qui leur donnent bien du fil à retordre ? Ils sont tous dans des réseaux reliés entre eux, s’activent selon les circonstances, disposent d’un outillage intellectuel solide. Camille, la bientôt docteure en droit, enseigne, écrit, participe au dernier Atlas des migrations de Migreurop... En même temps, toujours à Anafé et Alarm Phone, elle participe au réseau Captain Support qui apporte du soutien juridique, également aux Camps No Border. Et elle est particulièrement engagée dans un réseau de recherche-action féministe : le Feminist Autonomous Centre for research (FAC), basé à Athènes et bientôt à Palerme.

Car l’approche féministe - ou féminine - a beaucoup aussi à apporter ici. Le réseau FAC a par exemple co-construit un cours en ligne sur la résistance à la criminalisation des aides aux migrants, chacune et chacun apportant ses savoirs. Une démarche horizontale elle-même constamment questionnée : « Qu’est-ce qui nous aide à apprendre, qu’est-ce qui nous freine, on réfléchit à des règles communes... » Qu’importe le temps passé ou même l’absence immédiate de réponse : « On continue à s’interroger ensemble. » Richesse extraordinaire que de débattre et décider ainsi «  à 300 personnes qui ne sont pas de mêmes pays, de mêmes cultures...»

La liberté de circuler est un droit humain et le combat de Camille

Une force, déjà là, contre toutes les dominations

Dans les yeux des jeunes militantes et militants comme Camille se lit une double confiance dans le monde et l’avenir à construire.

Le monde d’abord. « Se battre pour la liberté de mouvement, c’est remettre en cause la façon dont on a conçu le monde, la domination profonde de certains sur d’autres, le contrôle de l’État au quotidien à la fois sur les personnes en mouvement et sur leur propre population. Toutes ces questions de politique migratoire, c'est le contrôle de nos identités, l’interdiction d’être lié à plusieurs cultures, nous aliéner complètement. C’est fondamental parce que cela touche à comment on vit ensemble sur la planète. »

La confiance dans l’avenir ensuite. « Cela m’a beaucoup aidée à ne pas être défaitiste. La résistance, la solidarité au quotidien redonnent une force politique.On n’est pas passif, on est déjà en train d’agir. Cette force est déjà là : si on met bout à bout toutes les actions menées par tant de gens, c’est énorme. »

L’avenir de Camille est donc tracé : après le doctorat, poursuivre la recherche et continuer à agir.

« Le seul moyen que j’ai trouvé pour être bien, c’est de me dire : "J’ai eu le temps d’étudier les systèmes d’oppression, cela peut servir à ceux qui mettent en place des formes de défense". »
 
A découvrir ou retrouver
 







Un document sur l'action d'Alarm Phone

 







L'Atlas de Migreurop




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