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18/03/2015

La lutte à vie des ouvriers empoisonnés de Triskalia


C'était le dimanche 22 février. Jacqueline et Michel Besnard prenaient leur petit déjeuner en écoutant France Inter. Une « histoire de grains pourris » en Bretagne. Elle les a révoltés. Aussitôt, ils ont mobilisé autour d'eux, lancé une réunion publique. Mais combien d'actions solidaires et de reportages faudra-t-il pour vaincre l'omerta qui condamne à une lutte sans fin les « Quatre de Triskalia » empoisonnés par des pesticides ?


triskalia.mp3 Triskalia.mp3  (6.35 Mo)


La lutte à vie des ouvriers empoisonnés de Triskalia
Un joli pavillon orné d'une grande cascade. Un pavillon d'ouvrier comme la puissante industrie agroalimentaire en a tant fait pousser dans les campagnes bretonnes. Sauf que les poissons sont morts, un jour que Laurent Guillou avait déposé près du bassin ses vêtements de travail. Sauf que Laurent Guillou ne travaille plus : il souffre de MCS, d'hypersensibilité aux produits chimiques, une maladie contractée en chargeant les céréales infectées pour la fabrique d'aliments du bétail toute proche. 

Cet après-midi, pour Michel Besnard venu préparer la réunion publique, Laurent Guillou étale de nouveau ses kilos de documents sur la table de la salle à manger. Stéphane Rouxel est venu lui aussi avec son enfer dans un sac. Également Pascal Brigant. Seul manque aujourd'hui Claude Le Guyader.  Redéfilent alors ces six dernières années de vie et de lutte contre Triskalia.

Triskalia est l'un des géants de la coopération agricole bretonne issu de la fusion de Coopagri, CAM 56 et Eolys. C'est dans les immenses silos d'Eolys à Plouisy que le drame survient au printemps 2009. Pour faire des économies, Eolys a décidé l'année d'avant de couper à certaines heures la ventilation. Résultat : les charançons et autres insectes envahissent les silos. « Une infection », se souvient Laurent Guillou qui travaille chez  Nutréa, la fabrique d'aliment du bétail voisine, autre filiale de Triskalia.

Laurent Guillou
Laurent Guillou

Un insecticide interdit puis un autre à haute dose

Passé l'hiver, la situation est telle qu'on demande à un jeune salarié de détruire les bestioles. Justement, il y a là, stocké, du Nuvan Total. C'est un insecticide interdit en France, tardivement (en 2007) mais interdit quand même ! Le salarié arrose. Quand Laurent Guillou arrive de l'usine Nutréa et attaque le monstre infecté avec sa chargeuse, quand son collègue Stéphane Rouxel embraye derrière lui avec la loco, c'est un poison redoutable que les deux hommes respirent, qui pénètre leurs vêtements : le dichlorvos. Muqueuses en feu, vomissements... Laurent Guillet découvre sur Internet le danger du Nuvan Total. En avril 2009, les deux hommes consultent le CHU de Brest qui confirme l'empoisonnement. 

Cela ne suffit pas à inquiéter la direction de Triskalia pas plus que la Mutualité sociale agricole. L'hiver suivant, la ventilation est de nouveau coupée. Putréfaction dans les silos. « Un tas de fumier », accusent les deux ouvriers. Qu'à cela ne tienne : il y a le Nuvagrain, un pesticide autorisé.  On va en vider des bidons, à haute dose, jusqu'à sept fois le volume autorisé. Vont revenir alors les vomissements et le reste. En mars 2010, le CHSCT, le Comité d'hygiène et de sécurité enquête. D'autres salariés se plaignent. Le rapport accuse clairement les pesticides.

Stéphane Rouxel
Stéphane Rouxel

« Inaptes au travail » et licenciés

Le 25 mai suivant, les deux ouvriers déposent une plainte qui sera classée sans suite (elle a été rouverte depuis). Début 2011, ils sont déclarés inaptes au travail. Au début de l'été, ils sont licenciés « pour inaptitude ». Triskalia et la MSA isolent les deux hommes : crainte qu'une brêche s'ouvre sur l'usage des pesticides.

Pourtant, Laurent Guillou et Stéphane Rouxel ne sont plus seuls. Depuis l'été 2010, Serge Le Quéau, de l'Union syndicale Solidaires à Saint-Brieuc, est à leur côté, les aide dans leurs démarches, leur fournit un avocat, porte leur drame au plan national : le  23 septembre 2011, une conférence de presse à Paris fait éclater l'affaire à la télé, dans les journaux. Depuis, les reportages se sont succédés, tel celui sur France Inter le 22 février... sans vraiment faire avancer les choses.

Pourquoi est-il si difficile de briser l'omerta ? D'attirer l'attention des politiques ? De faire vibrer un peu les valeurs sociales théoriques de la mutualité et de la coopération agricoles unies au contraire contre les ouvriers, fils  de paysans ? Quant aux salariés de Triskalia et à leur section syndicale CFDT, joue la peur pour l'emploi, la peur de nuire à l'entreprise. Il est  loin le temps où il y avait une bonne ambiance dans l'usine : « J'ai travaillé 27 ans à la coop, dit Pascal Brigant, j'ai vu toute l'évolution ». La modernisation, le recours intensif aux pesticides. « Surtout depuis les années 90 », comme partout.

Pascal Brigant
Pascal Brigant

« Une faute inexcusable » a dit le tribunal et des vies gâchées

C'est ainsi d'ailleurs que Pascal Brigant, qui travaillait dans les bureaux, et Claude Le Guyader, qui était chauffeur, n'ont rejoint leurs deux collègues qu'en 2013, après avoir été déclarés inaptes à leur tour pour cause de MCS. Les voilà donc à quatre aujourd'hui dans une lutte qui leur pourrit la vie et va durer longtemps. 

Le 11 septembre 2014, le Tribunal des Affaires de Sécurité Sociale de Saint-Brieuc a jugé que Triskalia avait commis une « faute inexcusable » dans le cas de Laurent Guillou et Stéphane Rouxel mais a débouté Pascal Brigant et Claude Le Guyader qui ont dû se pourvoir en appel. Un autre front est ouvert, les Prud'hommes, mais de report en report, les indemnités espérées vont se faire longtemps attendre. Quant au pénal, on sombre dans l'inconnue totale.

Laurent Guillou a aujourd'hui 45 ans, Stéphane Rouxel et Claude Le Guyader 49, Pascal Brigant 52. Six ans après leur premier empoisonnement, Laurent Guillou et Stéphane Rouxel vivent avec les 430 € par mois de l'Allocation de solidarité spécifique (ASS) auxquels s'ajoute l'Incapacité permanente partielle (IPP), de 1 800 € pour le premier et de 1 600 € pour le second par trimestre  : pour l'instant, eux n'ont obtenu qu'un taux de 25 %,  Claude Le Guyader et  Pascal Brigant aucune IPP.

Tous, surtout, traînent une fatigue chronique, des douleurs musculaires, des problèmes oculaires, tous les malaises provoqués par l'insensibilité aux produits chimiques qui les empêche de travailler et perturbe leur vie quotidienne tant ces produits, d'un simple parfum aux détergents, sont présents dans le quotidien. Il leur faut vivre avec. Pour cette raison aussi, autant que pour leur lutte, ils ont besoin de la solidarité. De l'action syndicale de Serge Le Quéau ou de la réunion publique de Jacqueline et Michel Besnard et leurs amis, le lundi 30 mars à 20 h 15, au cinéma Le Triskel, à Betton, près de Rennes.

Michel Rouger

POUR EN SAVOIR PLUS


Des reportages :
sur France Inter
sur France Culture -
dans L'Humanité
Un article de Sciences et Avenir

 

À voir ou revoir : « La Mort est dans le Pré »





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