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Lucienne : « Je suis devenue locataire-relais par solidarité »



Lucienne, que tout le monde à Redon (Ille-et-Vilaine) nomme amicalement « Lulu », est devenue « locataire-relais » assurant le lien entre les habitants d’un quartier et le bailleur social. Elle a créé un espace de convivialité et d’animation dans un appartement laissé vacant. On y parle d’entraide et de fraternité…


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Liberté

« Parfois, la liberté des uns empiète sur la liberté des autres et il y a quelques soucis. Regardez comme c’est compliqué dans un même immeuble ! Il y a ceux qui secouent leur tapis dans la cage d’escalier sans ne rien ramasser, ceux qui jettent leurs déchets par la fenêtre, que vous voyez passer aux étages en dessous, ceux qui jettent leurs mégots de cigarettes au pied de l’immeuble… Certaines personnes, veulent imposer leur façon de vivre sans se soucier des autres. Je n'apprécie pas qu'on m'impose une façon de vivre. On doit se respecter entre voisins, respecter les espaces commun pour le bien de chacun.
 
Parmi les habitants, cohabitent les différences, les modes culturels, les religions… Des incompréhensions peuvent naître uniquement pour des problèmes de compréhension de la langue. Certains veulent imposer leur religion aux autres… C'est un obstacle à ma liberté. Moi, j’ai la force de résister mais quelqu'un plus faible… c'est très vite fait. J'ai mon caractère de cochon mais je ne me laisse pas influencer. Mon compagnon est musulman. Il me respecte, je le respecte et ça fonctionne très bien entre nous.
 
Je ne me sens pas autant en liberté qu'il y a une dizaine d'années. Ce sentiment que l'on m'impose quelque chose vient d'une présence de gens qui n'ont pas le même mode de vie que moi. Je me sens un peu agressée par certains. Dès qu'on veut m'imposer quelque chose, je ne me sens plus libre. Pourtant, je pratique l'interculturel tous les jours. J'ai fait la rencontre des cultures dans ma vie ! Heureusement, il nous reste notre liberté de penser et celle-là, elle est bien protégée.
 
Depuis les attentats, j'ai peur. J’ai du mal à assister à des rassemblements, j’ai la trouille de me déplacer et je ne me sens plus libre de faire ce que je veux. On n’est pas libre dans notre quartier, ni dans le reste de la ville d’ailleurs par rapport à la mobilité. On ne peut pas sortir, aller où on veut. Quand tu n'as pas de voiture, que tu as envie de te déplacer -parce que j'aime bouger- et bien, c'est compliqué. Les grandes lignes de bus ont oublié Redon. Il y a des départs à Vannes, à Rennes, à Nantes… pas à Redon !
 

Egalité
 
Nous ne sommes pas tous égaux. Regardez le travail des femmes : il n'est pas rémunéré au même taux horaire que celui des hommes. Je trouve cela injuste. Et derrière, découle la retraite. Une femme qui a travaillé a une retraite qui est moindre par rapport à celle des hommes. Moi, j'ai travaillé tout le temps. Je ne touche pas la même somme à la retraite qu’un homme qui a fait la même chose que moi. Heureusement que j'ai cotisé pour ma retraite complémentaire autrement, j'aurai le minimum du minimum.
 
Prenez la justice ! Sommes-nous tous égaux devant elle ? La personne qui peut payer peut mieux se défendre par rapport à quelqu'un qui n'a pas les moyens. Ce n’est pas nouveau mais ce n'est pas juste. Quand mes beaux-parents sont décédés, j'ai eu beaucoup de problèmes avec ma belle-famille. J'ai demandé l'aide d'un avocat mais il n'a pas beaucoup bougé. Heureusement, j'avais gardé des liens avec le centre des impôts qui m'a aidée. Sans ça, je ne pouvais rien faire. On n’est donc pas tous égaux dans ces situations. En plus, ayant travaillé dans le commerce, j'arrive à m'exprimer facilement. Ce n'est pas le cas de tout le monde.
 
Les chances de réussite à l'école ne sont pas les mêmes pour tout le monde. La fille de ma famille d'accueil a fait des hautes études alors qu'elle avait un mal de chien à apprendre. Moi, à côté… mais bon, ça arrangeait bien tout le monde. Je ne lui faisais pas d'ombre ! Pourtant, j'avais plus de facilité à apprendre. Avec le recul, je regrette qu'on ne m’ait pas laissé entrer en quatrième d'accueil.
 
 

Fraternité
 
Plutôt que fraternité, je parle davantage de solidarité. Je fais du bénévolat auprès de personnes très fragiles, en rupture de tout. Elles n'ont pas envie de dire la réalité de leur vie aux personnes qu'elles ne connaissent pas. Ce que je fais est plus solidaire que fraternel. Les gens auprès de qui j'interviens ne sont pas mes frères ou mes sœurs. Je le fais parce que j'aime faire ça. Je le fais pour moi et pour les autres. Si je ne le faisais pas, je ne serai pas bien.
 

LOCATAIRE-RELAIS, LUCIENNE PARTICIPE A L'ANIMATION DU QUARTIER

Lucienne naît en 1948, dans la Creuse, dans un tout petit village de 170 habitants, Saint-Avit-de-Tardes. A l’âge de 9 ans, elle est placée en famille d’accueil, en Haute-Vienne. Lui est plombier à son compte, elle, travaille à la maison, fabrique gants et chaussures pour une entreprise : « Je l'appelais "Tonton". J'allais souvent avec lui sur les chantiers ». Le couple a une fille âgée d’un an de moins que Lucienne. Scolarité ordinaire mais au moment de l’entrée en 4e d’accueil, Lucienne doit suivre une autre orientation : « J’allais me retrouver dans la même classe que la fille de ma famille d’accueil ! Elle apprenait bien, moi, j’étais cossarde… et ça posait problème que l’on soit ensemble. Je suis donc entrée dans un collège technique pour devenir auxiliaire de jardin d’enfants mais au bout d’un an, on m’a orientée vers la couture. C’était l’horreur car je n’aimais pas du tout la couture ! »

Lucienne tente le CAP mais échoue à l’examen : « J’ai trouvé du travail chez des bourgeois comme employée de maison. Le Monsieur avait été lieutenant-colonel. Tous deux, très âgés, recevaient beaucoup de monde. J’ai appris beaucoup de choses grâce à eux. »

De la restauration au centre des impôts
 
Lucienne vient d’avoir 21 ans. Elle trouve un emploi dans la restauration, « la vraie, dans un petit restaurant à Limoges ». C’est ensuite, toujours à Limoges, vers la restauration collective qu’elle se dirige, qui offre plus d’avantages. Elle vit avec un des responsables qu’elle accompagne à Bordeaux pour ouvrir un autre restaurant. Mais le couple travaille aux mêmes horaires. Lucienne devient alors caissière. En 1981, séparée, elle emménage à Redon et rencontre Georges qui devient son mari.
 
Il est ouvrier et travaille à l’usine Garnier, spécialiste à l’époque des machines agricoles. Après un an de chômage, Lucienne trouve un emploi au nouveau restaurant Baladine qui vient d’ouvrir à Redon. Elle y reste jusqu’à sa fermeture en 1992. Le responsable du centre des impôts, client du restaurant, lui propose un poste à temps partiel pour l’entretien des locaux. En complément de cet emploi, elle assure la sécurité des élèves à la sortie des écoles.
 
Comme de nombreuses villes, Redon souffre à l’époque d’une grave crise économique et les usines ferment les unes après les autres : Flaminaire, Laiterie moderne, Abattoir… Garnier. Comme des centaines d’ouvriers, Georges est licencié. Il ne s’en remettra pas : « Pendant quelque temps, il a fait du nettoyage industriel mais il a eu un cancer du poumon et est décédé, à 47 ans, en 1995. Je me suis retrouvée toute seule ! » Lucienne termine sa carrière professionnelle au centre des impôts en 2007. Entre temps, elle rencontre Salif, Nigérien d’origine, naturalisé français, avec qui elle partage sa vie aujourd’hui.

 
Lucienne nommée « locataire-relais »

Le bénévolat fait partie de la vie de Lucienne. A partir de 2004, elle s’investit dans l’action du centre social de Redon, pour organiser des sorties et des week-ends familles : « Je faisais les recherches sur les lieux, le budget, il fallait prévoir l’hébergement, les repas, des activités, le transport… On a préparé ainsi de très beaux week-ends, dans des endroits différents chaque année. J’adorais faire ça ! » En 2011, elle répond à la proposition du bailleur social Habitat 35 (aujourd’hui Neotoa) et devient locataire-relais pour les deux tours Patton de Redon, soit quatre-vingts logements.
 
« Je fais le lien entre le centre social, Neotoa et les habitants. A l’occasion d’une rénovation de l’immeuble en 2010, le bailleur a mis à disposition un appartement F2 au rez-de-chaussée pour les locataires. Ils ont équipé cet appartement avec des tables, des chaises, un frigo, une gazinière. C’est un lieu de rencontre et de réunion des habitants… J’ai proposé d’y organiser des animations : broderie, tricot, jeux autour d’un café, de petits gâteaux que je fais. J’organise aussi des petites sorties à la demi-journée avec le centre social. Fréquemment, nous aidons les personnes en difficulté : une démarche administrative, un courrier, une inscription sur les listes électorales, un renouvellement de carte d’identité… Souvent, il s’agit de personnes qui ne veulent pas d’aide parce qu’elles n’osent pas ou ne connaissent pas leurs droits. Neotoa reconnaît mon action et ça fait plaisir. Beaucoup de choses ont changé dans les immeubles depuis qu’il y a cet espace d’échange.
 

Des habitants valorisés

Le quartier de Bellevue, reconnu quartier "difficile", bénéficie d’un programme de réhabilitation. Un conseil citoyen a été créé, dont Salif fait partie. Je me retrouve impliquée en tant que locataire relais. Je participe aux réunions du conseil politique de la ville, on y décide entre autres des animations qui vont être faites dans le quartier. Oui depuis 1981, j’en ai vu des changements. La rénovation des immeubles a rendu le quartier beaucoup plus agréable. Et du coup, les gens ont changé. Ils sont mieux, ils se sentent mieux. Le cadre est plus agréable et les habitants se sentent valorisés. »

Propos recueillis par Monique Pussat-Marsac et Tugdual Ruellan.


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Pourquoi ce blog ?
Michel Rouger
Et si l’on demandait à chacun d’entre nous ce qu’évoque la devise républicaine, ces trois petits mots, parfois bafoués, souvent mis à mal quand ils ne sont pas oubliés de nos frontons publics ? Et si l’on prenait le temps de s’interroger sur le sens qu’ils prennent ou qu’ils ont pris dans nos vies ?

Alors, les citoyennes et les citoyens nous diraient leur mécontentement, parfois leur colère de n’être pas considérés, entendus, écoutés. Ils nous diraient leurs peurs et leur fragilité dans une économie mondialisée, monétisée, déshumanisée. Ils hurleraient leurs doutes, leur mépris face aux promesses qui leur sont faites et qui ne sont pas tenues.

Mais ils nous diraient aussi leur joie d’être libres, de pouvoir dire, rêver, encore et toujours penser. Ils nous diraient malgré tout leur espoir de voir poindre des jours meilleurs, leur soif et leur espérance de justice et d’égalité.

A l’initiative du député Jean-René Marsac, nous sommes allés recueillir des paroles, des histoires de vie, des réflexions glanées sur ces bouts de chemin croisés. Histoires Ordinaires propose de les mettre en partage sur ce blog.

Tugdual Ruellan

« Les valeurs de notre République et de notre démocratie sont violemment attaquées. Vers de nouvelles formes d'engagement et de dialogue avec nos concitoyens »

Par Jean-René Marsac, député



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