Au risque du désir

Vendredi 6 Mars 2015

C'est une expérience de trente ans d'éducateur spécialisé dans l'accompagnement de personnes en situation de handicap mental que Christian Taupin, aujourd'hui à la retraite, raconte dans " Chromosome 21 " sur le site Raconter la vie.


C'est en 1978 qu'il obtient son diplôme d'éducateur à l'Institut Régional du Travail Social à Rennes. Il trouve du travail à Saint-Hilaire-du-Harcouët  dans la Manche  en milieu hospitalier auprès d’enfants et d’adolescents infirmes moteurs cérébraux ( IMC ).

" Très vite, explique Christian Taupin, avec des collègues, nous avons lutté pour que ces jeunes puissent avoir un avenir dans la société, qu'ils soient au plus prés de la vie en milieu ordinaire : vivre chez soi alors qu’ils étaient confinés, pour certaines et certains, en milieu hospitalier dont ils sortaient peu : la scolarisation, par exemple, était assurée au sein même de l’hôpital et les sorties en famille le week-end  pour beaucoup étaient rares en raison de l’éloignement géographique pour beaucoup de familles."

L'objectif d'accompagner les jeunes dans leur accès à l'autonomie ne plait pas à la direction de l'établissement. D'autant moins, que celle-ci a pour projet de transformer la structure  en maison d’accueil spécialisée  pour adultes : de la naissance à la mort, un seul lieu de vie pour  les IMC.

En désaccord avec les nouvelles perspectives, Christian Taupin démissionne en 1981 et trouve un emploi d’éducateur spécialisé dans un foyer pour personnes ayant une déficience intellectuelle à Cesson-Sévigné, près de Rennes. " A l’époque, on employait encore le terme de "débile" et l’agrément préfectoral de création de l’établissement en 1977 qualifiait officiellement le centre en ces termes : « Internat pour infirme des deux sexes » 

Trente ans dans le même établissement

« Comment peut-on travailler 30 ans dans le même endroit avec des handicapés ? Moi, je n’aurais pas pu avoir ta patience et j’aurais été usé avant ! On ne peut pas faire du travail éducatif avec les débiles… »  lui ont souvent dit amis et collègues.

Il a la chance, dit-il, d'avoir pour directrice une personne "très ouverte et innovante" . Pour elle, les personnes en situation de handicap mental devaient pouvoir mener une vie "ordinaire".

« A la fin des années 70,  confirme Christian Taupin, ce n’était pas un objectif partagé ni par les parents de personnes handicapées et ni par les professionnels à tel point que le premier couple de personnes, sorti du foyer d’hébergement en 1979 pour vivre dans son propre logement,  fit l’objet d’une information de la Directrice au Président de l’association ADAPEI. Celui-ci ne la divulgua pas à son conseil d’administration, craignant l’hostilité des administrateurs, eux-mêmes parents de personnes handicapées. Ils considéraient leur enfant handicapé comme d’éternels enfants, donc incapables d’accéder à une autonomie domiciliaire avec ce que cela suppose dans les relations affectives, sentimentales et /ou sexuelles avec le risque de procréation…»

Aimer comme tout le monde, un objet de controverse

Le jeune  couple s’installe dans son logement à Rennes avec l’aide d’un service d’accompagnement à la vie sociale, reconnu et financé par le conseil général d’Ille-et-Vilaine, bien avant les obligations des lois de 2002 et 2005 sur le droit des personnes en situation de handicap !…..Par la suite, plusieurs couples s’installeront dans leur logement avec toujours l’aide du service d’accompagnement.

" J’ai le souvenir de controverses lorsque des personnes en situation de handicap ont émis le souhait, comme tout citoyen, d’aimer, de vivre en couple, d’avoir des enfants, de devenir propriétaires de leurs logements… Ces événements de la vie ordinaire ont provoqué des débats et des prises de position diverses des travailleurs sociaux, des représentants légaux, des familles, des associations." écrit Christian Taupin dans son livre.

Marieurs d'handicapés

" En 1989,  poursuit Christian Taupin, se marier pour des personnes en situation de handicap mental s’apparentait à « un parcours du combattant ». Ainsi, Sylvie et Gérard, bénéficiaires du service d’accompagnement, vivent ensemble mais leur désir de mariage est passé au scanner et ils doivent montrer des qualités qui ne sont pas demandées au commun des mortels. Les travailleurs sociaux soupèsent doctement leurs attitudes : l’un n’est-il pas dominé par l’autre ? La tendance à l’alcoolisme de Gérard ne constitue-elle pas une contre-indication à la vie de couple ? Partagent-ils les tâches ménagères ? Bref, ne doivent-ils pas être meilleurs que la moyenne des Français pour convoler en justes noces ? Certes, leur vulnérabilité doit être prise en compte, mais au nom du principe de protection, n’y a-t-il pas un risque d’atteinte à l’une des libertés fondamentales de chaque citoyen ? Les travailleurs sociaux n’exercent-ils pas, avec la meilleure des intentions, un abus de pouvoir avec cette toute-puissance que leur confère leur statut ?

Mais replaçons-nous dans le contexte de l’époque : les personnes handicapées sont considérées comme d’éternels enfants, soumis à des mesures de tutelle qu’ils ont intériorisées comme un état d’infériorité et de non-droit. Une jeune fille m’a déclaré un jour qu’elle n’avait pas le droit de se marier car elle travaillait en CAT !

Nombre de collègues qui estimaient que c’était à eux, travailleurs sociaux, que revenait d’être tout-puissants sur la vie intime des personnes accompagnées, nous ont affublés du titre de « marieurs d’handicapés ».

Au risque du désir
Un racisme social

En 1993, Corinne et Hervé donneront naissance à une petite fille. Christian Taupin se souvient : " Très vite les parents, motivés, font preuve de leurs capacités d’apprentissage de notions de puériculture, aidés aussi quelques mois plus tard par une assistante maternelle qui assurera la garde de l’enfant lorsque sa mère reprendra son travail au CAT. Le « pari » de Corinne et Hervé de pouvoir assumer l’éducation de leur fille sera réussi. Cependant la représentation dominante sur l’incapacité par « principe » des handicapés à élever leurs enfants a la vie dure… "

Il se rappelle des réunions de travailleurs sociaux exprimant leur scepticisme devant le médecin de PMI. Il disait "qu’il ne décelait pas de retard psychomoteur et que l’enfant était tout à fait épanoui. En schématisant, il n’était pas possible pour ces travailleurs qu’un enfant puisse se développer harmonieusement avec des parents handicapés ! "

" Certes, en convient Christian Taupin,  il ne s’agit pas de présenter un tableau idyllique, mais les difficultés qui allaient réellement exister étaient surtout liées au contexte social et à la prise de conscience progressive par l’enfant du handicap de ses parents qui travaillaient dans un établissement de « Gogols », n’avaient pas de permis de conduire, ne pouvaient pas assister aux réunions de parents à l’école maternelle et primaire en raison de leur illettrisme, etc. C’est surtout ce qui s’apparente à un racisme social qui peut être difficile à vivre dans cette situation où le modèle de l’enfant qui réussit est celui qui a des parents financièrement et culturellement aisés."

Sortir d'un regard négatif et infantilisant

Trente ans de carrière au compteur, Christian Taupin a beaucoup expérimenté en proximité et en accompagnement des personnes en situation de handicap. Sa conviction est faite :
"Je suis persuadé du fait de mon expérience professionnelle que la plupart des personnes en situation de handicap peuvent accéder au droit commun dans toutes ses dimensions si on passe d’un regard négatif et infantilisant à leur égard à une représentation où ils sont considérés comme des personnes adultes avec un handicap certes mais qui peut  être compensé par des services d’accompagnement où de proximité adaptés."

Il va même plus loin en affirmant qu' "Il faut assurer la prise de risques liés au développement de l’autonomie des personnes accompagnées  (après évaluation) et ne pas les enfermer dans une sur-protection qui freine leurs capacités."

 

Pour lire "Chromosome 21", de Christian Taupin, publié sur le site Raconter la vie cliquer ici