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Rencontres féministes en Pologne

​Dominika, l'anarchiste : tout le monde doit vivre sa vie

Jeudi 28 Mars 2019

Dominika Bremer. Photo prise lors d’un festival, pour les enfants et la communauté locale de Stary Wylezin (entre Varsovie et Łódź), que Dominika organise avec des ami·e·s au sein d’une petite fondation
Dominika Bremer. Photo prise lors d’un festival, pour les enfants et la communauté locale de Stary Wylezin (entre Varsovie et Łódź), que Dominika organise avec des ami·e·s au sein d’une petite fondation

2019_03_28_dominika_l__anarchiste_tout_le_monde_doit_vivre_sa_vie.mp3 2019 03 28 Dominika l'anarchiste tout le monde doit vivre sa vie.mp3  (16.46 Mo)

« Un jour, Emma Goldman a dit, “Si voter change quelque chose, ils l'auraient rendu illégal”. Je suis d’accord avec elle, les changements en politique ne sont pas les bienvenus. Le système est déjà défini, et nous défini nous aussi. Je ne crois ni aux élections ni au système politique, qui sont malhonnêtes, mais je crois en l’humain. Peut-être que je me trompe, mais c’est ainsi que je vois les choses. »
 
Curieuse Dominika
 
Dès notre première rencontre, Dominika attise ma curiosité. Nous sommes le 18 janvier à une réunion Manifa de Cracovie, comité de manifestations pour les droits des femmes. Le froid picote mes oreilles et le ciel noir m'accompagne dans la rue Kremerowska. Je sonne au numéro 6.

Dominika, 24 ans, m'accueille. Son nom de famille : anarchiste. Clope au bec, c’est ainsi qu’elle se présente à moi. Sans détour. « Moi, je suis anarchiste. » Déjà trois mois que je me promène dans le monde féministe de Cracovie, elle est la première personne que je rencontre adoptant cette philosophie.

Sans hésiter, je lui propose d’écrire un portrait sur sa personne. Enthousiaste, elle accepte. Alors, quand nous nous retrouvons un mois plus tard, mon esprit est captivé par cette jeune femme si passionnante et inspirante.

Chez Dominika, les chaussettes sont toujours dépareillées, les cheveux sont des dreadlocks et les yeux malicieux se marient à un sourire pétillant. Cette personnalité colorée est aussi façonnée par des mots qui se dédoublent, comme le « oui, oui» , et une parole empressée de croquer la vie. Enfin, cette fraîcheur désinvolte que dégage la jeune Dominika s’accompagne d’une touche de douceur.
 
Dominika ou l’Art de vivre
 
Venue d’une petite ville de Silésie, Chorzów, Dominika s’installe il y a cinq ans à Cracovie pour ses études. À l’Université Jagellone, elle obtient sa licence en Théâtrologie. Des études sur l'ethnologie, la critique et l’art du théâtre. Mais un beau matin, Dominika réalise que le théâtre est un domaine dans l’art « vraiment, vraiment » exclusif. Une légère déception pour la jeune femme, persuadée que nous pouvons changer le monde à coup de pièces de théâtre. Alors, elle décide de mettre un terme à ces études. Néanmoins, sur son temps libre, Dominika s’adonne à du théâtre "social et alternatif" . « Je pense que oui. Oui, il est possible de faire du théâtre un art populaire, accessible aux personnes qui n’ont pas le privilège de profiter de cette culture en tant qu’institution. »

À la suite de sa licence, Dominika s’accorde une année sabbatique afin de prendre le temps de reconsidérer le monde qui l’entoure. Dès lors, elle rencontre l’anarchisme. Aujourd’hui, cette jeune femme fait un Master en Service Social, des études qu’elle aimerait combiner avec son activisme anarcho-féministe. « Pour le moment je ne sais pas comment fusionner mes études avec mon activisme puisque, malheureusement, le service social est une théorie pondue par le système. Système avec lequel je suis, de toute évidence, contre. » Elle esquisse un rire, plein d’espoir. 

Dominika ou la fascination anarchiste

La brise anarchiste caresse la pensée de Dominika vers l’âge de 21 ans. Elle était alors volontaire dans un petit festival de théâtre à Węgajty, village au Nord-Est de la Pologne. « C’était vraiment un beau moment. Dans ce festival, j’ai eu la chance de voir des performances artistiques et de partager des activités avec des personnes en situation de handicap, des immigrés et la population locale. J’y est rencontrée de merveilleuses personnes. Il y avait notamment un groupe de filles qui, s’y je ne me trompe pas, s’appelait Sirènes. » Dominika suivra ce groupe au squat Syrena de Varsovie (1). Charmée par ce lieu où règne l’entraide, elle découvre un univers qui ensorcelle son corps de la tête aux pieds : l’anarchisme.

Alors, Dominika est prise d’une soudaine envie, celle de s’impliquer dans le monde anarchiste de Cracovie. Elle s’investit tout d’abord dans la fédération anarchiste de cette ville. « L’anarchisme devenait une fascination, ma fascination. Mes premières lectures sur cette conception furent les écrits d’Emma Goldman, une anarcho-féministe russe, émigrée aux Etats-Unis. Et oui, oui, je pense que c’est aussi pour ça que le féministe est ancré dans mon coeur. » Elle me sourit.

Puis, Dominika créée avec d’autres jeunes de Cracovie un groupe anarchiste. Elle m’expose sa joie d’avoir fondé cette nouvelle coopérative (2), aux idées nouvelles et au sang neuf. Dans ce groupe l’osmose est plus forte et Dominika peut s’adonner à ce qu’elle aime : mettre en pratique sa philosophie de vie. Enfin, même si d’aucuns pensent que Dominika et l’anarchisme n’est qu’un amour de jeunesse, elle y croit plus que tout et puise un soutien inconditionnel en sa soeur jumelle, Magda.
 
Dominika, l’éthique et l’anarchisme
 
« Ma soeur et moi pensons que l’anarchisme est une philosophie de vie éthique. Cette dimension m’est très importante. Celle d’être juste avec les personnes, de faire mon bonheur avec autrui. Ainsi, je donne du sens à ma vie. » Avec Dominika, l’idéalisme et le réalisme se réconcilient. Ses idées anarchistes font planer son âme sur un petit nuage d’espoir mais son esprit, lui, reste les pieds sur terre. Au plus proche de ses racines, Dominika aime à penser que le peuple est seul à pouvoir insuffler un vent de changement dans nos sociétés. En polonais, elle utilise le mot oddolnie pour exprimer sa pensée. Cela signifie du bas vers le haut. Pour Dominika, nous sommes notre propre source d’émancipation. Dans son appréciation, le système politique n’est qu’un gouffre nous aspirant lentement. Qui plus est, Dominika ne souhaite pas vivre dans un système qu’elle considère représentatif de la structure patriarcale et capitaliste.

Pour elle, ce système est un rideau cachant du superficiel l’essentiel. C’est-à-dire, l’humain. Et si Dominika ne croit définitivement plus dans le système politique, elle pense que nous pouvons réussir à vivre en harmonie autrement. Il suffit de se rapprocher de cet essentiel. Pour notre anarchiste, nous pouvons toutes et tous créer notre propre microstructure de vie avec des personnes respectant les mêmes normes et valeurs. Alors, à la Living my life d’Emma Goldman - entre poésie et quotidien, espoir et désenchantement - Dominika souhaite vivre sa vie du mieux qu’elle peut tout en apportant son soutien aux personnes qui l’entourent.  Ces armes, pour parvenir à prendre soin des autres, ne sont pas seulement les théories - anarchistes et féministes - mais les gestes du quotidien qui font toute la différence. Être activiste, voici ce qui compte. Les grands discours coulent mais ne vont jamais à la source.

« Je pense qu’il est vraiment, vraiment important de croire que le changement est encore possible, même si cela peut paraître utopique. Sans cet espoir, nous nous résignons à ne plus rien faire. Puisque les projets politiques ne s’occupent pas du bien-être des personnes comme ils le devraient tous, à nous de prendre soin les uns des autres. » Pour Dominika, tout le monde doit vivre une vie heureuse.

Dominika, féministe marxiste
 

Pour notre jeune anarchiste, le féminisme ne doit pas s’enfermer dans la bulle politique. Ainsi, Dominika se revendique du féminisme marxiste. Issue du féminisme radical apparu dans les années 1970, cette pensée considère que le système capitaliste entraîne avec lui l’oppression des femmes, c’est-à-dire leur infériorité économique, politique et sociale. De plus, ce courant affirme que la société et son fonctionnement sont majoritairement issus des hommes, donc imprégnés d’un caractère patriarcal. À l’instar de Marx, ce féminisme invoque la lutte des classes en tant que lutte des genres. Le système patriarcal devient ainsi la classe dominante, comme le patronat du XIXème siècle, opprimant la classe dominées des femmes, à l’image des ouvriers de l’ère industrielle.

Selon la pensée de Dominika, aucune féministe ne devrait avoir pour ambition de s’inscrire dans le système politique puisque de cette façon elle alimente le système patriarcal et la domination de classe. « Ce n’est pas une femme célibataire travaillant dans une petite boutique avec 1000 złoty (3) par mois et deux enfants à charge qui pourra prétendre à une place au gouvernement. Seules les femmes qui sont déjà dans une position exclusive peuvent avoir ce “privilège”, à supposer que s’en est un. Ce système reproduit les inégalités économiques et sociales. Il traduit le fait que nous n’avons pas toutes et tous les mêmes chances de pouvoir accomplir nos rêves et nos désirs. »

Puis, en tant que matérialiste féministe, Dominika souhaite aider les femmes en situation de précarité. Ces mêmes femmes oubliées du combat féministe en tant que pouvoir politique, bien souvent connu comme le féminisme libéral. Pour Dominika, il existe une multitude de problèmes sur le plan élémentaire de la vie, mais personnes ne s’intéressent à ces combats. « Les femmes en situation de précarité, celles qui triment au quotidien, ne font pas partie des grandes luttes féministes et politiques. Pourtant, si l’avortement passe un jour en Pologne [grande lutte féministe dans le pays], cela ne donnera pas plus de confort à toutes ces femmes qui dorment dehors depuis des années.» Dominika assume ses idées anarchistes avec modestie. Loin de se détacher de la lutte pour la libéralisation de l’avortement, elle avoue ne pas en faire sa priorité.

Selon elle, la solidarité entre les femmes est absente du système. Dominika le déplore puisque elle est sincèrement convaincue qu’en s'unissant, les femmes peuvent soulever des montagnes. « Pour que cette sororité naisse, le féminisme doit rester une lutte du peuple. »



(1) Lors du week-end que Dominika passe à Syrena, des événements pour les femmes autour de l’oeuvre de Silvia Federici, The Caliban and the witch sont organisés. Ce livre raconte comment le capitalisme à tuer les Sorcières. Du moins, comment ce système est source de reproduction des rôles et des statuts féminins. Voici quelques liens pour aller plus loin sur le thème des Sorcières, symboles féministes reprenant du gallon dans la lutte.
Extrait du plaidoyer pour les sorcières - Mona Chollet pour Causette
Du bûcher à #MeToo, la revanche des "sorcières" ?
Mona Chollet démontre que la chasse aux sorcières façonne un monde misogyne
(2) Coopérative des Pratiques Subversives 
(3) Environ 250 € par mois


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L'auteure
Michel Rouger
"Alliée de toutes les féministes du monde", Pauline, 21 ans, Bretonne, est partie pour quelques mois rencontrer les femmes qui luttent en Pologne. Elle a décidé de partager par-delà les frontières les récits de vie qu'elle recueille.

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