La Croatie après la Yougoslavie : le voyage d’un homme à travers l’identité, l’histoire et la mémoire

Mardi 12 Aout 2025

Une conversation avec un philosophe et penseur croate, enfant de la transition post-yougoslave, explorant comment l’histoire et l’héritage façonnent encore l’identité aujourd’hui.
Par Yasmin Akar


« Je suis Croate laïc. Cela ne veut pas dire que je suis moins Croate. »

« Je n’ai jamais douté d’être Croate. Mais j’applique une définition différente — ancrée dans la conscience, pas dans les rituels. »

Par un chaud matin d’août, je parle à un ami proche — appelons-le M. Il a 32 ans, est né et a grandi à Zagreb, et parle avec l’assurance calme de quelqu’un qui a longuement réfléchi aux grandes questions. Diplômé d’histoire, titulaire d’un master en philosophie et en commerce, et ayant passé plusieurs années en Asie, M. a vu la Croatie de l’intérieur comme de loin.
Ce qui suit n’est pas seulement une conversation sur l’identité, mais une réflexion à plusieurs couches sur la guerre, la religion, l’Europe et ce que signifie être Croate après la Yougoslavie.

 


Entre Dieu et la patrie

« En Croatie, il est impossible d’être Croate sans être catholique. Les deux sont liés — historiquement, politiquement, même émotionnellement. »

Demandez à n’importe qui en Croatie ce que signifie être Croate, et vous entendrez probablement la même formule : Bog i Hrvati — Dieu et les Croates. Plus qu’un slogan, pour beaucoup, le catholicisme est la pierre angulaire de l’identité nationale.

« On commence à recevoir les sacrements dès quelques mois, » explique M. « Même si la famille n’est pas croyante, on le fait par tradition. L’Église rythme la vie ici. »

Pour M., devenu agnostique, cette identité ressemblait plus à un moule qu’à un miroir. « Je respecte le catholicisme. J’en admire même certains aspects. Mais je ne crois pas aux affirmations métaphysiques. Cela m’a mis en décalage avec la définition dominante de ce que signifie être Croate. »

Il forge donc la sienne : Croate laïc — quelqu’un qui valorise l’héritage, l’histoire et le bien-être national, sans adhérer à l’orthodoxie religieuse.
 


La guerre de la patrie : mémoire, deuil et mythe

« C’est trop à se rappeler. Mais trop important pour oublier. »

Aucune discussion sur l’identité croate moderne ne peut éviter l’ombre de la guerre de la patrie dans les années 1990 — un conflit brutal né de l’éclatement de la Yougoslavie. Pour M., comme pour beaucoup de sa génération, ce n’est pas une guerre vécue directement, mais ses échos sont partout.

« Tout le monde se souvient des chansons de guerre, des dates de victoire, des batailles. On les joue aux mariages, aux fêtes nationales. Le traumatisme fait partie de l’ADN culturel. »

Il évoque Marko Perković Thompson, chanteur controversé mêlant patriotisme et mémoire de guerre. « Les gens le prennent au sérieux, mais c’est aussi une mise en scène. Cela crée une caricature de ce que devrait être un Croate : fier, pieux, toujours dans le souvenir. »

Pour les jeunes, la guerre s’éloigne. « On veut un emploi. On veut vivre. On ne se réveille pas en pensant à la Serbie. »


La Yougoslavie : une note de bas de page dans le temps

« La Yougoslavie, c’est comme une note en bas de page. La Croatie existait bien avant. »

Contrairement aux visions romantiques de fraternité et d’unité, M. décrit la Yougoslavie comme une construction imposée, jamais vraiment adaptée.
« Ma famille s’est toujours sentie croate. On nous a appris que nos racines remontent au VIIᵉ siècle, bien avant que la Yougoslavie ne soit imaginée. La période yougoslave, monarchie ou communisme, semblait artificielle. »

Il évoque le Printemps croate, mouvement étudiant et intellectuel des années 1970 réclamant plus d’autonomie dans la fédération. « Ils ont fini en prison. Cela montrait que la fédération n’était pas égalitaire. Les Serbes dominaient l’armée, la police, tout. »

Tito, dirigeant énigmatique de la Yougoslavie, reste une figure divisive. « Certains le voient comme une icône mondiale, d’autres comme un criminel. Ma famille a souffert des purges d’après-guerre. Mon arrière-arrière-oncle avait 19 ans quand il a été exécuté. On n’a jamais retrouvé son corps. »

Il cite Bleiburg, lieu d’un massacre de soldats et civils après la guerre. « C’est un traumatisme toujours vivant. On peut randonner et tomber sur des os. C’est dire à quel point c’est récent et brut. »


Une occasion manquée dans l’histoire

« La Croatie a choisi le mauvais camp — et nous en payons encore le prix. »

S’il pouvait changer un moment de l’histoire, M. répond sans hésiter : l’alliance avec l’Allemagne nazie dans les années 1940.
« Le chef du Parti paysan croate s’est vu proposer la présidence d’un État fantoche par Hitler — il a refusé. Mais son successeur a dit oui. Cette décision a conduit à des crimes de guerre, au nettoyage ethnique et à une honte durable. »

Selon lui, entre 200 000 et 500 000 personnes ont été tuées à cette époque. « Nous avons perdu nos meilleurs esprits — poètes, médecins, avocats. S’ils avaient survécu, la Croatie pourrait être aujourd’hui aussi développée que l’Autriche ou la Slovénie. »


Est ou Ouest ? Aucun doute

« On comprend l’Est. Mais on appartient à l’Ouest. »

Culturellement, la Croatie borde les Balkans, mais son cœur bat à l’Occident. « Nous faisions partie de l’Empire austro-hongrois. Nous écrivons en alphabet latin, pas en cyrillique. Nous allons à la messe catholique, pas à la liturgie orthodoxe. »

Même si son père a appris le cyrillique à l’école, M., lui, ne l’a jamais fait. « C’est une frontière symbolique. Nous avons choisi de nous en éloigner. »

Il reconnaît cependant un héritage slave partagé. « On comprend le serbe, le bosnien, le slovène. Mais on ne se voit pas comme identiques. Il y a une fierté à être distinct. »


La fracture générationnelle : de la mémoire à la modernité

« Mon père parle de Tito et de la guerre. Moi, je parle de travail, de climat et de start-up. »

La plus grande différence entre générations ? Les priorités. Pour le père de M., l’histoire est tout. Pour lui et ses pairs, c’est l’avenir qui compte.

« Beaucoup de jeunes Croates aujourd’hui sont fatigués de la politique, fatigués des divisions. Certains se soucient du climat, d’autres de l’immigration, mais ce n’est plus à propos du passé. C’est ce qui vient qui importe. »

Selon lui, un vrai changement ne viendra que lorsque la génération élevée sous le communisme laissera place. « L’ancien état d’esprit — sécurité de l’emploi, peur du risque — nous freine encore. Quand une nouvelle génération prendra les commandes, la Croatie sera différente. »


Réflexion finale

« Aimer son pays, ce n’est pas agiter un drapeau. C’est l’améliorer. »

Que signifie être Croate aujourd’hui ? Pour M., ce n’est ni la religion, ni la guerre, ni même seulement l’histoire. C’est la responsabilité.
« L’identité croate devrait signifier : se soucier. Apprendre son histoire, oui. Mais aussi s’impliquer. Voter. Soutenir les initiatives locales. Pour ça, pas besoin de croix ni de passeport. Il faut juste se sentir concerné. »