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11/01/2012

Pourquoi les Etats payent-ils 600 fois plus que les banques ?



Pourquoi les Etats payent-ils 600 fois plus que les banques ?
Par Michel Rocard, ancien Premier ministre
et Pierre Larrouturou, économiste


(Tribune publiée dans Le Monde du 3 janvier 2012)


Ce sont des chiffres incroyables. On savait déjà que, fin 2008, George Bush et Henry Paulson avaient mis sur la table 700 milliards de dollars (540 milliards d'euros) pour sauver  les banques américaines. Une somme colossale. Mais un juge américain a récemment donné raison aux journalistes de Bloomberg qui demandaient à leur banque centrale d'être  transparente sur l'aide qu'elle avait apportée elle-même au système bancaire.

Après avoir  épluché 20 000 pages de documents divers, Bloomberg montre que la Réserve fédérale a secrètement prêté aux banques en difficulté la somme de 1 200 milliards au taux incroyablement bas de 0,01 %.

Au même moment, dans de nombreux pays, les peuples souffrent des plans d'austérité imposés par des gouvernements auxquels les marchés financiers n'acceptent plus de prêter  quelques milliards à des taux d'intérêt inférieurs à 6, 7 ou 9 % ! Asphyxiés par de tels taux d'intérêt, les gouvernements sont "obligés" debloquer  les retraites, les allocations familiales ou les salaires des fonctionnaires et de couper  dans les investissements, ce qui accroît le chômage et va nous faire plonger  bientôt dans une récession très grave.

Est-il normal que, en cas de crise, les banques privées, qui se financent habituellement à 1 % auprès des banques centrales, puissent bénéficier  de taux à 0,01 %, mais que, en cas de crise, certains Etats soient obligés au contraire depayer  des taux 600 ou 800 fois plus élevés ? "Etre gouverné par l'argent organisé est aussi dangereux que par le crime organisé", affirmait Roosevelt. Il avait raison. Nous sommes en train de vivre  une crise du capitalisme dérégulé qui peut être suicidaire pour notre civilisation. Comme l'écrivent Edgar Morin et Stéphane Hessel dans Le Chemin de l'espérance (Fayard, 2011), nos sociétés doivent choisir  : la métamorphose ou la mort ?

Allons-nous attendre  qu'il soit trop tard pour ouvrir  les yeux ? Allons-nous attendre qu'il soit trop tard pour comprendre  la gravité de la crise et choisir  ensemble la métamorphose, avant que nos sociétés ne se disloquent ? Nous n'avons pas la possibilité ici de développer  les dix ou quinze réformes concrètes qui rendraient possible cette métamorphose. Nous voulons seulement montrer  qu'il est possible de donner  tort à Paul Krugman quand il explique que l'Europe s'enferme dans une"spirale de la mort". Comment donner  de l'oxygène à nos finances publiques ? Comment agir  sans modifier  les traités, ce qui demandera des mois de travail et deviendra impossible si l'Europe est de plus en plus détestée par les peuples ?

Angela Merkel a raison de dire  que rien ne doit encourager  les gouvernements àcontinuer  la fuite en avant. Mais l'essentiel des sommes que nos Etats empruntent sur les marchés financiers concerne des dettes anciennes. En 2012, la France doitemprunter  quelque 400 milliards : 100 milliards qui correspondent au déficit du budget (qui serait quasi nul si on annulait les baisses d'impôts octroyées depuis dix ans) et 300 milliards qui correspondent à de vieilles dettes, qui arrivent à échéance et que nous sommes incapables de rembourser  si nous ne nous sommes pas réendettés pour les mêmes montants quelques heures avant de les rembourser.

Faire payer  des taux d'intérêt colossaux pour des dettes accumulées il y a cinq ou dix ans ne participe pas à responsabiliser  les gouvernements mais à asphyxier  nos économies au seul profit de quelques banques privées : sous prétexte qu'il y a un risque, elles prêtent à des taux très élevés, tout en sachant qu'il n'y a sans doute aucun risque réel, puisque le Fonds européen de stabilité financière (FESF) est là pour garantir  la solvabilité des Etats emprunteurs...

Il faut en finir  avec le deux poids, deux mesures : en nous inspirant de ce qu'a fait la banque centrale américaine pour sauver  le système financier, nous proposons que la "vieille dette" de nos Etats puisse être  refinancée à des taux proches de 0 %.

Il n'est pas besoin de modifier  les traités européens pour mettre  en oeuvre cette idée : certes, la Banque centrale européenne (BCE) n'est pas autorisée à prêter aux Etats membres, mais elle peut prêter  sans limite aux organismes publics de crédit (article 21.3 du statut du système européen des banques centrales) et aux organisations internationales (article 23 du même statut). Elle peut donc prêter  à 0,01 % à la Banque européenne d'investissement (BEI) ou à la Caisse des dépôts, qui, elles, peuvent prêter  à 0,02 % aux Etats qui s'endettent pour rembourser  leurs vieilles dettes.

Rien n'empêche de mettre  en place de tels financements dès janvier ! On ne le dit pas assez : le budget de l'Italie présente un excédent primaire. Il serait donc à l'équilibre si l'Italie ne devait pas payer  des frais financiers de plus en plus élevés. Faut-il laisser  l'Italie sombrer  dans la récession et la crise politique, ou faut-ilaccepter  de mettre  fin aux rentes des banques privées ? La réponse devrait être évidente pour qui agit en faveur du bien commun.

Le rôle que les traités donnent à la BCE est de veiller  à la stabilité des prix. Comment peut-elle rester  sans réagir  quand certains pays voient le prix de leurs bons du Trésor doubler  ou tripler  en quelques mois ? La BCE doit aussi veiller  à la stabilité de nos économies. Comment peut-elle rester  sans agir  quand le prix de la dette menace de nous faire  tomber  dans une récession "plus grave que celle de 1930", d'après le gouverneur de la Banque d'Angleterre ?

Si l'on s'en tient aux traités, rien n'interdit à la BCE d'agir  avec force pour faire baisser  le prix de la dette. Non seulement rien ne lui interdit d'agir, mais tout l'incite à le faire. Si la BCE est fidèle aux traités, elle doit tout faire  pour que diminue le prix de la dette publique. De l'avis général, c'est l'inflation la plus inquiétante !

En 1989, après la chute du Mur, il a suffi d'un mois à Helmut Kohl, François Mitterrand et aux autres chefs d'Etat européens pour décider  de créer  la monnaie unique. Après quatre ans de crise, qu'attendent encore nos dirigeants pour donner de l'oxygène à nos finances publiques ? Le mécanisme que nous proposons pourrait s'appliquer  immédiatement, aussi bien pour diminuer  le coût de la dette ancienne que pour financer  des investissements fondamentaux pour notre avenir, comme un plan européen d'économie d'énergie.

Ceux qui demandent la négociation d'un nouveau traité européen ont raison : avec les pays qui le veulent, il faut construire  une Europe politique, capable d'agir  sur la mondialisation ; une Europe vraiment démocratique comme le proposaient déjà Wolfgang Schäuble et Karl Lamers en 1994 ou Joschka Fischer en 2000. Il faut un traité de convergence sociale et une vraie gouvernance économique.

Tout cela est indispensable. Mais aucun nouveau traité ne pourra être  adopté si notre continent s'enfonce dans une "spirale de la mort" et que les citoyens en viennent à détester  tout ce qui vient de Bruxelles. L'urgence est d'envoyer  aux peuples un signal très clair : l'Europe n'est pas aux mains des lobbies financiers. Elle est au service des citoyens.

Michel Rocard est aussi le président du conseil d'orientation scientifique de Terra Nova depuis 2008. Pierre Larrouturou est aussi l'auteur de "Pour éviter  le krach ultime" (Nova Editions, 256 p., 15€)


 


Tags : Economie, Europe


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