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01/07/2016

Julia Lyford adore les gaufres dyspraxiques


Késako, des gaufres dyspraxiques ? Dans le stand où ils les fabriquent et les vendent aux gourmands, Frank et ses copains vous expliqueront : « Nous sommes dyspraxiques mais pas stupides... » A côté, le regard de Julia Lyford les encourage : elle a accompagné leur projet. Depuis toujours, dans sa région du Northumberland, au nord de l'Angleterre, la féministe des années Thatcher déchire les étiquettes qui collent aux plus fragiles.


Sur la table en bois, un rayon de soleil joue entre les mugs de thé et les petites tasses de café. Les chiens tournent en rond, jappent puis s'affalent sur le canapé. La campagne toute anglaise du Northumberland qui se découpe à travers la fenêtre de la vieille ferme est paisible. Tout comme Julia Lyford et son amie Romi, assises dans les vieux fauteuils d'osier.

Née dans la banlieue sud de Londres, en 1952, Julia Lyford fait ses études à l’université de théologie de Bristol. Elle se voit bien pasteur, donnant des conseils, prêchant, à l'écoute... Les approches sociologique, psychologique et philosophique des études religieuses lui plaisent beaucoup mais être femme et pasteur n'est pas envisageable dans les années 70. Elle sera professeur de religion… et tombe en enfer, dit-elle. Nommée dans un établissement secondaire public, elle voit défiler 500 élèves par semaine pour un cours de 30 minutes  : « Ça ne rimait à rien, j’avais 22 ans, j’en ai eu  assez, j’ai décidé d’arrêter. »

Une prof de religion devenue féministe

Elle devient éducatrice auprès des jeunes, à Sheffield, alors que Thatcher arrive pour onze ans et demi au pouvoir. Julia Lyford change de religion et entre en opposition.  « C'était une période de grandes activités politiques, c'était tellement évident de lutter contre Thatcher ». Julia Lyford égraine les combats : la longue grève des mineurs, les manifestations contre les missiles de Greenham Common,  la mort des détenus républicains irlandais, les Malouines…  

Sa prise de conscience est d'abord et avant tout féministe. Elle prend racine dans « Gyn/ecology » de Mary Daly. La théologienne ne mâche pas ses mots :  « Ce livre sera certainement accusé d'être dirigé « contre les hommes ». (… ) Ce cliché rebattu sert à assourdir, abrutir, et brouiller les pistes (…) les femmes sont l'objet d'attaques réelles mais non reconnues, victimes du patriarcat qui les cible comme l'Ennemi. »

Et puis survient un événement capital dans sa vie : l'arrivée de Frank. Cest son deuxième enfant. A 2 ans, il ne marche pas, il est terriblement lent et maladroit, il y a beaucoup de choses qu'il ne sait pas faire. Le diagnostic tombe : Franck est dyspraxique. 

Un combat à deux, avec Frank

Julia entame un long parcours . Elle lit pour comprendre, découvre des thérapies différentes comme la « brush stroke therapy » où elle brosse la colonne vertébrale de son petit ; elle recherche des cours d'audition, des aides sur la cour de récréation, véritable cauchemar pour Frank. Elle affronte le regard des autres, en a assez de lire, année après année, les mêmes commentaires sur les bulletins scolaires et les compte-rendus de visite médicale, sans propositions de pistes pour accompagner et progresser. Pourtant, son Frank est intuitif mais personne ne le remarque. « Le jour où j'ai compris qu'il y avait plusieurs façons d'aborder l'apprentissage,  j'ai compris qu'il me fallait trouver avec lui le chemin. »

De tâtonnements en expériences, Julia Lyford est certaine qu'il s'agit là, comme dans son combat féministe, d'accéder à un autre regard qui sorte son fils de la marginalité : « Son arrivée m'a fait avoir une autre approche de l'identité. Quand on a un enfant qu’on définit comme "ayant des barrières", des limites, des difficultés, cela entraîne toutes sortes de questions comme "Qui est le vrai Frank ?" »

C'est d'ailleurs lui qui la met sur la piste : à 8/10 ans, quand on se moque parce qu' il n’arrive pas à lacer ses chaussures ou à faire du vélo, Franck  se plante devant les moqueurs et affirme avec aplomb : « C'est parce que je suis dyspraxique. » Julia Lyford apprend avec lui à vivre avec le handicap : « Il y a tant de choses qu’on peut faire  pour les aider à contrôler pleinement leurs vies. »

Lancement d'un « groupe des dissidents »

S'affirmer différent, avec toute la richesse que cela comporte, c'est vers là que Julia Lyford veut accompagner Frank. Premier challenge : l'aider à aller à la rencontre des autres. Julia rythme ses phrases en tapant du bout des doigts le bois de la vieille table. « Frank ne se percevait pas comme handicapé, se souvient-elle, son attitude a complètement changé en étant en contact avec des jeunes comme lui. Cela l’a beaucoup aidé dans sa façon de se percevoir, il ne se dit toujours pas handicapé mais il est à l’aise avec ça. » 

Frank a 33 aujourd'hui. Julia Lyford a perçu un malaise chez les amis de son fils. Ils sont "en transition", dit-elle, ils n'ont plus les prises en charge dont ils bénéficiaient en tant qu'enfants mais ne sont pas forcément prêts à gérer seuls leur vie d'adulte. Julia constate que beaucoup se retrouvent dans des établissements spécialisés ou en foyer d'hébergement, d'autres "disparaissent". « On a créé un groupe le "SpLinter Group"  ( le groupe des dissidents ) en 2010 afin que lui et d'autres jeunes comme lui expriment leurs désirs. »

Frank, Kirsty, Phillip et les autres, garçons et filles, veulent aussi partager leurs expériences et leur lutte pour devenir autonomes. Ils organisent leurs propres ateliers pour faire de nouveaux apprentissages : « Nous animons même des conférences et avons fait trois films pour essayer de changer les choses en mieux », précisent-ils sur leur site.

« Ils ont voulu mettre en évidence leurs talents »

Mettre en place des conférences ne fait pas peur en effet aux SpLinter. En novembre 2015, c'est "From the horse's mouth" : devant 80 participants (parents, travailleurs sociaux, soignants, employeurs…), ils dévoilent leur lutte au quotidien. Ils invitent trois témoins, un chocolatier dyslexique, le premier maire avec des troubles de l'apprentissage et un journaliste-écrivain dyspraxique. Ils animent des ateliers sur la différence, l'autisme, la santé mentale... Ils donnent des conseils  et suggèrent méthodes et moyens pour que la société les prennent en compte.

Pour aller vers elle, Ils font le premier pas en lançant un stand de gaufres. Le projet s'appelle "Waffling On ". Bien sûr, « waffles », ce sont les gaufres ; le « on » ajoute l'idée de prolonger, d'entamer la conversation avec un quizz pour démonter les préjugés. « Waffling On » va aller de fête en exposition, à la rencontre d'un public plus large . Et pourquoi pas de futurs employeurs. 

« Ils ont voulu montrer ce qu'ils savaient faire, prouver qu'ils n'étaient pas stupides. Par rapport aux employeurs, c'était très important car aucun n’avait réussi à garder un emploi, ils ont voulu que ceux-ci puissent voir ce qu’ils étaient capables de faire, mettre en évidence leurs talents. Ils ont quitté l'école sans quasiment aucun diplôme, bien qu'ayant souvent redoublé. On a décidé de leur donner une qualification qui correspond au Brevet en privilégiant le faire plutôt que l’écrit. »

Julia Lyford adore les gaufres dyspraxiques

« Arrêter le combat m'est impossible »

Frank et ses amis gèrent l'argent, n'ont pas peur de parler d'eux et de la dyspraxie, discutent et font prendre conscience qu'ils ont une place à tenir. Leur dernier projet ? Le « POP UP CAFE », un camion équipé avec lequel ils comptent proposer gaufres et boissons dans les festivals, aux estivants sur la côte...  Mais qui va le conduire ? Aucun n'a le permis. Qui peut le décrocher ? Pour le savoir, ils ont décidé de lancer en ce mois de mai 2016 une animation test, avec simulateur de conduite, ouverte à d'autres jeunes ayant aussi des difficultés.  

Ainsi va la vie du petit groupe de dissidents avec ses idées, ses projets et... ses histoires d'amour. Ils sont en mouvement et c'est ce qui compte, comme le dit Julia  : « Toutes les initiatives qu'ils prennent sont gratifiantes, leur renvoient une image positive d'eux-mêmes et contribuent à les ancrer dans leur identité. »

Julia Lyford est aujourd'hui en retraite et elle ne lâche pas. « L’idée qu’on puisse arrêter le combat m'est impossible à imaginer. Le problème est celui de la transmission, du passage de relais. Pour m'arrêter, j'aimerais être sûre que mes espoirs se réalisent. »

Marie-Anne Divet

Traduction : Colette Rocher

En version anglaise : 
Julia Lyford loves dyspraxic waffles

UN TROUBLE NEUROLOGIQUE
 
La dyspraxie est un trouble neurologique (ce n’est pas une maladie) qui affecte la planification et l’automatisation des gestes, (ce qui provoque un handicap) et qui touche au moins 3% des enfants scolarisés.

La dyspraxie fait partie des troubles DYS tels que la dysphasie (trouble du langage oral), le TDA/H (trouble de l’attention avec ou sans hyperactivité), la dyslexie (trouble du langage écrit), la dyscalculie (trouble du calcul), la dysorthographie (trouble de l’orthographe), la dysgraphie (trouble de l’écriture).

Ces troubles peuvent être associés chez la même personne de façon plus ou moins importantes et sont de gravité variable. La dyspraxie est un trouble durable. L’enfant progresse dans les apprentissages avec plus de difficulté et parfois plus lentement que les autres enfants de son âge. (Définition du site Dyspraxie France Dys)

Autres sites à consulter
 
Dysmoi

DMF (Dyspraxique mais fantastique)

Cartable fantastique




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