
Derrière d'épaisses lunettes, l'un des yeux de Fabrice Guého est vif, à tel point qu'il en vibre. Et ce regard particulier, lié à des séquelles post opératoires, devient malicieux dès que le prof s'exprime, revient sur sa vie. Du collège au lycée, Fabrice est élève à l'Institut des Jeunes Aveugles à Paris. Son handicap est vécu là-bas comme normal, il peut s'épanouir doucement et la rigueur imposée par l'enseignement d'alors lui donne les bases et la force de continuer dans les études.

La «Critique de la raison pure » en 35 cassettes
C'est un littéraire et il entre en fac... faute de mieux. «Pour être sur d'être bien placé en concours, dit-il, il aurait fallu que je sois en khâgne, hypokhâgne, Normal Sup, mais à l'époque, pour un handicapé visuel, intégrer khâgne, hypokhâgne, Normal Sup, c'était quasiment impossible, justement parce qu'il y avait trop de choses à lire, c'est à dire, à écouter sur cassette. »
«Il faut imaginer que lire la "Critique de la raison pure" de Kant sur cassette, au début des années 80, cela veut dire trente-cinq cassettes à lire, à écouter ! Il faut aussi pouvoir relire, prendre des notes... Heureusement, dans ces années-là, les Américains ont inventé une technique qui accélère la lecture sans modifier le timbre de la voix, permettant ainsi de balayer les chapitres. Une révolution! »
Cumulant psychanalyse, études de philo à la Sorbonne et licence de psycho, Fabrice dispense à 22 ans des cours de culture générale dans un lycée. « Quand on a des bonnes bases, on travaille vite. J'ai eu une vraie 6e, une 5e ... » En job d'été, il est manutentionnaire à la Samaritaine. Manutentionnaire ? Mais, ne pas voir parfaitement, ce n'était pas un problème? « Bah, je ne l'ai pas dit, répond-il en riant, je donnais le change! »
"Je faisais semblant de lire les textes en classe"
«Quand on me voit, on ne peut pas mesurer mon acuité visuelle. Vous savez, quand j'étais prof, je faisais semblant de lire les textes en classe, en réalité, je les savais par cœur... Mes cours, je les improvisais car j'étais bien incapable de lire. C'est pourquoi aussi je laissais aux élèves le soin de lire ! Mais je n'ai rien de génial ! C'est une question de génération... »
Originaire d'un milieu modeste, le prof mal voyant développe une conception de l'éducation « très élitiste, au sens démocratique du terme ». L'idée d'amener les gens d'origine modeste au plus haut l'anime. Fort de cette valeur de «l'élitisme pour tous», il se promet d'appliquer l'enseignement comme il l'a reçu, où le professeur est détenteur d'un savoir à transmettre. C'est ainsi que, de 1985 à 2003, Fabrice Guého est professeur de philosophie en lycée ZEP à Ivry-sur-Seine.
Un handicap instructif : « On peut toujours arriver à quelque chose »
Sa vision de l'enseignement s'est modifiée dans les années 90. « Le progressif délabrement de l'Éducation Nationale, des études aux programmes de plus en plus mal conçus, avec une culture générale de plus en plus défaillante, a rendu mon métier de plus en plus difficile ; Je ne pouvais plus faire passer ce message central, car en surface il aurait ressemblé à n'importe quel discours baba cool ou new age, à l'opposé de mes propres conceptions, bien entendu. Le bonheur se construit et la liberté est l'aboutissement d'une conquête. La vraie liberté n'a rien à voir avec la licence, la liberté de faire n'importe quoi. »
Quoi qu'il en soit, il est une autre chose que Fabrice Guého a sûrement apportée à ses élèves : « Je crois aussi que mon handicap a joué un rôle sinon comme exemple ou modèle, au moins comme repère qui prouvait à tous qu'on peut toujours arriver à quelque chose malgré des circonstances a priori défavorables. »

« Je ne vois pas les peintures, ce n'est pas grave, j'ai trouvé un moyen de les entendre »
Cette leçon de vie, Gilles, du haut de ses 20 ans, l'a déjà apprise. Mais il a fait sienne une autre maxime : la philosophie permet de comprendre le monde dans lequel nous vivons et aussi de se comprendre soi-même. Il affirme, très sérieux, qu'il y a eu pour lui « un avant et un après Pascal ».
Quand Gilles traverse l'université de Rennes, seul et souriant avec sa canne jaune, les regards glissent sur son éternel manteau rouge. Le jeune aveugle poursuit des études d'Histoires de l'art. « Je ne vois pas les peintures, ce n'est pas grave, j'ai trouvé un moyen de les entendre ».
Aidé par des prises de notes d'autres élèves et la technologie, il a récemment décroché un 15 sur 20 en Histoire. Il sait qu'il sera défaillant dans certaines matières mais cette victoire est un symbole. Son rêve d'être bibliothécaire le fait tenir, suite à un stage au collège où on lui a ouvert les portes du Centre de Documentation et d'Information. En attendant d'être écrivain, son rêve ultime.
De sa canne jaune, il pèse ses mots pour les rendre lourds de détermination.
Gilles sait que ses chances de devenir bibliothécaire sont minces, car sa maladie évoluera et un jour, il sera totalement aveugle. Mais, de sa canne jaune, il appuie ses mots avec aplomb pour les rendre lourds de détermination. « J'aurai toujours le moral ». Deux phrases suivantes, il confie l'air malicieux qu'il apprend l'italien, parce qu'il « adore le cappuccino et le tiramisu ».
Le parler haut, il habille ses phrases de répliques de films ou dessins animés, et de quelques onomatopées. À la différence de Fabrice, Gilles a suivi une scolarité normale. Souvent mis à l'écart, il y a développé un fort caractère, une maturité précoce : « Je ne détestais aucune matière au collège. Je n'avais pas de notes terribles mais au niveau de la mentalité... »
Alors qu'il voit son avenir s'assombrir, il ne rêve qu'à briller.
Il se retrouve encore souvent « seul mais pas dans mon esprit : au contraire, c'est très foisonnant. » Il met en scène musicalement ses poèmes pour ainsi les vivre et vibrer. Cela l'aide à « survivre à ce monde si bizarre » avec l'espoir d'être publié. Fou de musique, Gilles se définit comme un « homme-patchwork » entre « le reggaeman, le rockeur, le poète mélancolique ».
Alors qu'il voit son avenir s'assombrir, il ne rêve qu'à briller, et peut-être même aimer et être aimé. Enfin, se renfrogne-t-il « moi, non, mais mes rêves voudraient bien ». Il se retrouve bien dans une image, pour y avoir réfléchi : celle du volcan et de sa lave en fusion,endormie mais qui peut jaillir à tout moment .
Pour celle ou celui qui se surprend soudain à faire cette double rencontre, c'est une émotion qui surgit : de l'ombre de Gilles et Fabrice jaillit la lumière...
Violette Goarant