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13/06/2013

Ces journalistes africains qui soulèvent des montagnes


Il y a du "lion indomptable" - le nom des footballeurs de l'équipe du Cameroun - chez Étienne Tassé. Depuis plus de vingt ans, le journaliste de Douala se bat pour l'information dans son pays. Il écrit, organise ses collègues, leur apporte compétences et indépendance. Étienne Tassé fait partie de ces journalistes africains de l'ombre, à la fois courageux et tenaces. Habiles aussi, pour déjouer tous les mauvais coups.


Ces journalistes africains qui soulèvent des montagnes
« Ça m'a vraiment marqué », lâche-t-il. Étienne Tassé, venu quelques jours en France pour présenter le livre "Geôles d'Afrique" qu'il vient de coordonner, n'aime pas parler des coups durs qu'il a lui-même vécus : n'est-ce pas le lot de beaucoup de Camerounais ? Ce matin, pourtant...

C'était il y a très longtemps : « J'avais prêté ma radio a un ami qui ouvrait un débit de boisson. Un jour, un type est venu et a lancé : "Cette radio m'a été volée !" J'ai été arrêté, placé en garde à vue, jeté torse nu en cellule, frappé aux pieds. Le deuxième jour, quelqu'un a pu amener les factures du poste : j'ai été libéré mais après avoir versé de l'argent, comme toujours au Cameroun...  » 

La blessure est restée. Le journalisme est un métier charnel. Étienne Tassé y est entré pourtant par la tangente. Quand il débarque au journal "Challenge hebdo", à Douala, le grand port et la capitale économique du Cameroun, c'est comme directeur commercial, diplôme de marketing en poche. Mais il fait « des petits billets de temps en temps » et ils plaisent... À tel point qu'il devient le responsable de la rubrique Économie. « J'ai toujours eu la passion du journalisme, ajoute-t-il, ressentir de l'injustice l'a renforcée. » Le poste de radio.

Nous sommes alors en 1992. Etienne Tassé a 32 ans. Le voilà lancé. Il se forme, se perfectionne. Pige pour l'hebdo Jeune Afrique, l'agence IPS et d'autres. Trois ans plus tard, il est rédacteur en chef. Et toujours un homme libre. Il n'est pas bamiléké pour rien ! De la grande ethnie, résistante au temps du colonisateur français, toujours tenue à l'écart du pouvoir aujourd'hui. Le gouverneur l'avertit, menace, puis passe à l'acte. Ça non plus, Étienne Tassé ne le dit pas souvent...

Enlevé par des hommes armés

Décembre 95, vers 13 h. Une voiture s'approche soudain, quatre hommes armés en descendent, interpellent le patron de la rédaction de "Challenge Hebdo", lui mettent les menottes et le poussent dans la voiture. Ils roulent 25 km, l'invectivent sur le contenu du journal et le tabassent. Pour finir, ils l'abandonnent nu dans la brousse. Étienne Tassé, hébété, parvient à trouver des vêtements sur un chantier, repère la route, fait du stop ; personne ne veut prendre ce type hagard ; une auto s'arrête quand même et le ramène en ville.
 
Le journaliste est choqué mais ne lâche rien. L'année suivante, le gouverneur trouve une autre méthode : il fait racheter le journal par un proche du pouvoir. Étienne Tassé préfère démissionner... pour mieux servir encore l'information dans son pays : en 1997, il crée l'ONG "Journalistes en Afrique pour le Développement", Jade. Son objectif : former les journalistes à traiter des grands thèmes du développement, agriculture, économie, droits de l'homme... Et pas seulement au Cameroun : sur l'Afrique centrale (Gabon, Centrafrique, Tchad...).

Cinq collègues, au départ, le rejoignent. Ils alimentent notamment les médias d'Europe par l'intermédiaire de l'Agence Syfia International dont le fondateur de Jade prend même la présidence de 1999 à 2002. Cette année-là, il rencontre aussi un journaliste de Ouest-France, Louis Le Meter, venu proposer son savoir faire aux journalistes africains avec l'association Ouest-Fraternité qui réunit des salariés du grand quotidien régional. C'est le début d'une amitié entre les deux hommes et d'une collaboration forte entre Jade et Ouest-Fraternité. 

Ces journalistes africains qui soulèvent des montagnes

Les journalistes de JADE : 120 articles sur les prisons

Infatigable, toujours en veille, Étienne Tassé a bien sûr vite repéré l'utilité des nouvelles Technologies de l'information et de la communication pour les journalistes africains : le logiciel libre, l'usage des TIC en langues locales... Il en fait une série d'articles couronnés en 2003 par un prix de la CEA, la Commission Economique pour l'Afrique de l'ONU. Des articles préparés avec passion jusqu'à la maison : « Je disais aux enfants "si l'Afrique veut décoller, c'est par ça ; si vous voulez faire informatique, allez-y !" » Message reçu. Ses quatre enfants sont tombés dedans, emmenés par sa fille aînée, 24 ans, qui prépare aujourd'hui un doctorat sur les TIC à Cambridge.

Nouvelle étape, nouveaux combats. S'affranchissant de la tutelle de Syfia, il propose en 2010 à l'Union Européenne une enquête collective sur les prisons camerounaises. « Une catastrophe, commente-t-il ; la prison de Douala, construite pour 700 places, abrite 3 500 détenus dont 70% attendent d'être jugés, parfois depuis 2 ou 3 ans. Sans argent, leur vie est un calvaire : il faut verser de la monnaie pour tout, même pour trouver où dormir... »

Avec le soutien de poids de l'Europe, Étienne Tassé et Louis Le Meter animent d'abord au printemps 2011, trois grandes réunions :  60 à 80 magistrats, policiers, avocats, régisseurs (directeurs) de prison, etc.  De vifs débats, des groupes de travail… et les portes s'ouvrent. Avec une bonne dose de diplomatie, par exemple devant un régisseur :  « "Nous connaissons vos efforts, comment faites-vous pour améliorer les droits de l'homme ?"... »

Une vingtaine de journalistes ramènent quelque 120 reportages écrits et parlés, diffusés dans les  journaux et radios du pays, qui ne rechignent pas : les articles sont gratuits… Ces reportages sont plus terribles les uns que les autres. Des journalistes sont menacés mais ils ont le parapluie européen. Quant aux prisons, les cas de tortures baissent, des détenus sont libérés, des régisseurs entament une prise de conscience...

Seul le temps jugera. Mais un livre, depuis la mi-mai, garde les esprits en éveil : "Geôles d'Afrique", qui rassemble tous les articles, publié par les éditions du Schabel d'Haman Mana que les lecteurs d'Histoires Ordinaires découvriront aussi bientôt. Les recettes du livre financeront d'autres piges des journalistes qui se sont constitués en réseau.

« Le gros problème, c'est la survie », la survie matérielle

Les Camerounais n'ont pas fini d'apprécier ou de redouter les initiatives d'Etienne Tassé. Une seconde opération est en cours sur l'exploitation scandaleuse de la forêt camerounaise. Une troisième est lancée sur les prochaines élections. Toujours avec le soutien financier de l'Europe et l'appui en formation de journalistes envoyés par Ouest-Fraternité.

De cinq à l'origine, JADE est passée à 55 journalistes avec ces trois enquêtes collectives. « Beaucoup de collègues souhaitent travailler avec nous », note Etienne Tassé. Pour le revenu - une pige est payée en moyenne l'équivalent de 90 € - et pour la satisfaction professionnelle. C'est une denrée rare en Afrique : « Chacun joue pour sa survie, à tous les niveaux ; les journalistes s'abstiennent sur certains sujets parce que le journal peut perdre de la publicité et aussi parce des gens ayant du pouvoir les approchent directement :  le gros problème, c'est la survie. »

JADE résoud un peu cela. Etienne Tassé qui écrit peu lui-même désormais, sinon des papiers importants comme dans L'Afrique qui bouge, le dernier hors série d'Alternatives Internationales, ne craint-il pas les représailles un jour du pouvoir contre ces journalistes empêcheurs de tourner en rond ? Il connaît son terrain. Le danger peut surtout venir des dirigeants et autres petits chefs locaux. Le président ?  « Il laisse un peu les gens libres de faire ce qu'ils veulent tant qu'ils ne s'attaquent pas à son pouvoir, sourit Étienne Tassé, la question est sensible si vous vous attaquez au grand chef... »

Michel Rouger
 




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