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17/06/2015

Les mots oubliés et à présent retrouvés de Nadia


Elle est appliquée, penchée au dessus de sa petite table d'étude. Nadia a quitté l'école depuis très longtemps ; maintenant, elle passe tous ses mardis après-midi à travailler le français. Depuis un an et demi, Nadia réapprend à lire avec Dominique, l'un des bénévoles de l'association Clé  (Compter, Lire, Écrire), installée dans un quartier populaire d'Ermont, dans le Val d'Oise.


La lecture du jour est un article de presse. Nadia prend le temps de détacher chaque syllabe : « Des médecins généralistes sont en gr … gre… sont en gèves.... » Rien à faire. Elle n'arrive pas à déchiffrer. Dominique reprend la phrase. Avec son aide, Nadia réussit à lire correctement le mot « grèves ». 

Nadia est illettrée. À 45 ans, elle n'a plus aucun souvenir de son apprentissage de la lecture. Son enfance lui a été volée. Elle a grandi dans une cité des Mureaux, un quartier sensible de la région parisienne. À la maison, elle a dû se charger de ses frères et sœurs comme une mère, puis gérer la maison, faire le ménage et s'occuper du linge… des tâches qui lui ont volé le temps qu'elle aurait dû passer à apprendre. 

« Quand j'allais dans ma chambre étudier, ma mère m'appelait tout le temps et quand je disais non, je me faisais frapper par mon père. J'avais huit frères et sœurs du premier mariage et trois enfants du second. Mais eux, ils ont réussi ! Toute la famille a réussi, sauf moi. »

« Mon aînée, en primaire, je n'arrivais pas à l'aider »

Nadia a quitté l'école très tôt, sans doute en fin de cycle primaire : elle ne s'en souvient plus très bien. Devenue femme, puis mère de quatre filles, elle s'est débrouillée toute seule pour élever ses enfants. Pour gagner sa vie, Nadia fait du ménage chez des particuliers. Ses employeurs lui transmettent les directives par téléphone ou par des sms qu'elle fait lire à sa fille aînée. Nadia ne sait pas lire. Elle ne sait pas compter non plus. 

Elle aurait voulu reprendre l'école plus tôt. Elle regrette de ne pas avoir eu assez de temps pour poursuivre son apprentissage du français et aider ainsi ses enfants à faire leurs devoirs.

« Tout au début, quand j'habitais à Garches, mon aînée, en primaire, je n'arrivais pas à l'aider et elle pleurait… C'est son père qui l'aidait. La deuxième, son père ne s'en occupait pas. C'est moi qui essayais de l'aider en maths mais je n'y arrivais pas. Je lui disais : "Demande à ton père, moi je sais pas". Leur père me rabaissait tout le temps : "Tu sais pas faire à manger, tu sais pas faire ci, ça." Et avant lui , mon père faisait pareil ! »

Nadia se replie alors sur elle-même. Elle n'a plus aucune confiance en elle.

Les mots oubliés et à présent retrouvés de Nadia

Tout réapprendre

Après sa première lecture, Nadia sort de sa poche une petite liste de course : du pain, de la viande, quelques fruits et légumes. C'est la première fois qu'elle montre un essai d'écriture à Dominique. Un geste qui pourrait nous sembler parfaitement banal : pour elle, c'est un très grand pas. Elle retrouve confiance en elle. Nadia, qui a d'ailleurs une très belle écriture, épelle chaque mot et s'applique à écrire la fin de sa liste.

Leur tandem fonctionne ainsi depuis septembre 2013. « Au début, me raconte Dominique, on m'avait prévenu qu'elle voulait réapprendre à lire et qu'il y avait tout à refaire. Je ne savais pas bien comment j'allais faire. Elle n'arrêtait pas de parler. Rien n'était canalisé, je me suis demandé si j'allais réussir… » 

Mais peu à peu, leur complicité grandit, la confiance s'installe et les premiers résultats ne tardent pas. « C'est un apprentissage mutuel », insiste Dominique en soulignant que le terme d' "élève" est banni de l'association. « Ils ont tous un mauvais souvenir de l'école et être élève, c'est l'école. C'est l'image de l'élève qu'on essaye de gommer. Ici, deux personnes se retrouvent et apprennent ensemble. »

Un espace où on peut souffler

Nadia  a découvert l'association Clé par l'intermédiaire de Pôle Emploi. Soutenue par ses filles, elle s'est sentie prête à accepter son illétrisme, le premier pas indispensable pour le combattre mais une étape très difficile pour la majorité des personnes qui en souffrent.

Pour les bénévoles de l'association, il s'agit avant tout d'établir un lien de confiance avec la personne aidée. Françoise Noiret, la directrice, signe un contrat avec chaque personne qui désire "réapprendre" à lire et à écrire. L'année passée, elle a ainsi accueilli 128 apprenants dans les locaux de l'association : «  Je commence par faire une évaluation des connaissances de la personne. Je prends le temps de la rencontrer. »

C'est elle qui organise les binômes en fonction des attentes et des blocages de chaque personne qu'elle reçoit : « On ne veut pas reproduire le même schéma qu'à l'école, donc on travaille en individuel. Les apprenants sentent qu'on les regarde avec confiance. Ici, c'est un espace où ils peuvent souffler. »

Les mots oubliés et à présent retrouvés de Nadia

« Mon ainée vient toujours avec moi »

Nadia veut apprendre vite. Elle ne supporte plus ce quotidien sans mots. 

« Avant, je ne faisais pas ! Je faisais confiance à ma fille. Jusqu'à présent, je suis toujours avec ma fille, avec mon ainée qui vient toujours avec moi. Maintenant qu'elle a le permis et tout, on fait les courses ensemble. Je ne sais pas encore la valeur de l'argent, j'ai encore du mal. Elle m'apprend, ma fille, mais c'est elle qui gère le budget. »

Cette dépendance vis-à-vis de sa fille n'est pas une situation confortable et elle ne peut pas durer éternellement. Dans la vie quotidienne, c'est dur, c'est très dur. « Quand tu vois les autres mères, qui font les courses toutes seules, je les vois à Auchan…  Moi je ne peux pas, je suis obligée de demander à ma fille… Mais d'ici deux trois ans, elle va faire sa vie donc faut que je me débrouille moi-même. »

Linda a 22 ans et termine son BTS. Elle ne va pas tarder à quitter le cocon familial. Pour sa mère, c'est une course contre la montre qui commence. Nadia sait qu'elle doit apprendre en priorité à gérer son budget, à lire les étiquettes, à comparer les produits. Avec Dominique, elle apprend aussi à compter et à résoudre des petits exercices de calcul. 

Et maintenant le permis : « Je serai autonome »

En un an et demi, ses progrès sont impressionnants. Son apprentissage indivuel se termine. Elle peut maintenant intégrer une formation en groupe pour gagner encore en autonomie. 

Pour apprendre à vivre sans sa fille, elle s'est fixée un objectif ambitieux. Elle souhaite passer le permis de conduire : « Oui, le permis c'est important car je serai autonome de ma fille. Elle, elle l'a depuis un an. J'aurai pas besoin de lui demander. J'aime pas demander. C'est dur... Et financièrement, faut avoir l'argent... C'est important, l'autonomie va avec... » 

L'association Clé organise en septembre prochain un stage de préparation au code pour aider les apprentis conducteurs à passer leur examen. Nadia sera l'une des premières candidates à tenter de décrocher son permis. Un rêve qu'elle pensait impossible...

Elle ne se soucie pas du regard des autres. Elle avance droit devant et n'entend pas renoncer : « Pourquoi j'aurais honte ? Ça sert à rien de cacher. Je ne sais pas lire mais je sais me débrouiller. Y'a pas de honte... Au contraire, il faut en parler, Il faut en parler au monde entier... »

Stéphane Huonnic

Un chiffre en baisse mais toujours élevé (2,5 millions) 

Comme Nadia, quelque 2,5 millions de personnes souffrent d'illétrisme. Des hommes et des femmes abandonnés par l'école.
 
L'illettrisme est un néologisme utilisé pour la première fois dans les années 70 par l'association ATD Quart Monde. Il désigne des personnes qui, comme Nadia, ne maîtrisent pas les bases du français alors qu'elles ont été scolarisées ; les analphabètes n'ont jamais fréquenté l'école.

Face à l'ampleur du phénomène, le gouvernement Jospin a décidé de créer en 2000 l'ANLCI, l'Agence nationale de lutte contre l'illettrisme. Cet organisme a pour mission de coordonner les différentes associations au niveau national. En 2006, le premier recensement chiffrait à 3,1 millions le nombre d'illettrés de 18 à 65 ans en France, un taux de 9%. Un coup de tonnerre.

Grâce aux efforts des associations impliquées localement, il  n'est plus que de 7%. L'objectif est de le faire baisser de deux points supplémentaires d'ici 2018, soit de plus d'un demi million de personnes.





1.Posté par Djiourte sindye le 19/06/2015 11:47 (depuis mobile)
Je suis très touchée par cet article ma mère et moi on a appris à lire, écrire et devenir indépendantes en même temps.

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