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01/08/2013

Le boulanger et les enfants des rues de Kinshasa


Cette "histoire ordinaire" paraîtra inhabituelle aux familiers du site. Ce n'est pas un reportage mais un témoignage, un témoignage de lecteur. Hubert Bonnier est un homme de passions qui mène sa vie comme une aventure avec pour fil rouge la boulangerie. Depuis quelques années, il vit à Kinshasa. Il apporte ici un éclairage réaliste et chaleureux sur la situation des Chégués, les enfants des rues de la capitale congolaise.


« Redoutables d’efficacité, ils vous tombent sur le poil comme une nuée de moineaux alors que l’instant d’avant vous ne les voyiez pas et repartent aussi vite. Ils ne sont pas dangereux sinon pour les billets, appareils électronique ou chaine en or que vous auriez imprudemment sur vous. Les dérapages sont très rares. 

Ici, à Kinshasa, les « chégués » sont les enfants des rues. Ils vivent de poubelles, vols, rapine, mendicité, et autres petites arnaques. Avec agilité, vélocité, audace propre à leur âge, ils se glissent, se faufilent dans une circulation ou vous oseriez à peine vous engager en tracto-pelle. Ils grimpent comme des petits singes en haut des grues dont vous regardez impuissant votre portefeuille retomber vide ; sautent les murs à pieds joints et disparaissent.

Le boulanger et les enfants des rues de Kinshasa

Éviter aux petits "Chégués" de mourir "Coulounas"

Ils ont entre 5 et 16 ans. Peu atteignent la majorité. Les plus endurcis ou chanceux, qui survivront à tous les pièges terribles de la rue deviendront des « coulounas ». Terribles ceux là qui règnent sur la nuit de Kinshasa, machette à la main, n’hésitant pas à couper une tête pour un billet de cinq.

Malgré la prudence et la logistique auxquelles ils nous obligent, on les aiment bien nos petits « chégués » Chacun a les siens, qu’il aide régulièrement, et pas complètement innocemment non plus : ils seront les premiers à vous défendre et vous mettre à l’abri de ce qu’ils considéreraient comme une concurrence menaçante pour eux.
 
Comme tout le monde, j’en ai deux ou trois. Aucun « Chégué » ne m'a jamais dépossédé et les jours où cela a failli se faire, il y en a toujours un qui a dit aux autres "non c’est gentil papa moto" et moi je rajoute, pour la forme, une petite baffe. Comme tous les enfants, ils adorent qu’on les touche, les embrasse et surtout qu’on leur parle. Que tu leur montres que pour toi ils existent. Ils te regardent dans les yeux, te répondent, te questionnent.

Papa moto, au milieu de son équipe
Papa moto, au milieu de son équipe

L'histoire de Chrispion

Chrispion, l’un d’eux, est adorable. Toujours souriant, presque poli et, si j’ose dire, bien élevé. Si un jour je ne lui donne rien, sans véhémence et en gardant le sourire, il se retire en disant : " lobbi (demain) mon père ".
 
Un jour, dans son sommeil, je ne sais quel insecte l’a piqué, provoquant sur le visage une sale infection. Je l’ai emmené à la pharmacie pour lui administrer une crème antiseptique. Mieux vaut dans ce cas ne pas donner l’argent directement. Plutôt que de se soigner, ce dont ils ont du mal à appréhender la priorité, Ils s’empresseraient de répondre à leur urgence de chanvre ou de colle…
 
Le pharmacien du grand boulevard refusa de le laisser entrer dans la pharmacie et de l’examiner. La colère m’a pris. Je l’ai pris par la cravate, au dessus du comptoir, en menaçant de lui faire avaler son serment d’Hippocrate par les deux bouts s’il ne faisait pas illico « son putain de boulot de fils de bourge raté en 1ère année de médecine ». Quand je vous dis que j’étais en colère… Ici à Kin, on ne porte pas plainte. On montre juste qu’on est le plus fort. C’est vrai pour tout et à chaque instant. Ce peut être par l’argent, l'épaisseur des bras, le réseau d’influence ou simplement le bluff. Qu’importe le moyen, le rapport de force doit être en ta faveur, pour simplement avancer, sinon tu crèves.

Huit jours plus tard le gamin était guéri de ce qui menaçait gravement de le dévisager, voire pire. Et moi j’étais ravi d’avoir fait pisser dans son froc le patron de la pharmacie Thénardier & sons,16 avenue de la révolution du 13 février, ouvert 7\7 de 7h a 22 h, carte visa acceptée !

Orphelins, produits de la misère

Les chégués on les appelle aussi les orphelins. Entre dix et vingt mille simplement à Kin. En fait il est très difficile d’en estimer précisément le nombre. Ici les statistiques sont à l’image de l’État et des services publics, parfaitement inexistants et inopérants.

Orphelins est une appellation très pudique derrière laquelle ce cache une réalité beaucoup plus dure : très peu le sont réellement. Le plus souvent, ce sont des gosses jetés de la maison, déclarés sorciers ou malfaisants par leurs familles, une belle mère acariâtre ou une seconde femme qui ne veulent plus de cette bouche à nourrir sous leur toit.

Les garçons sont ainsi balancés à la rue, sans la moindre possibilité de retour ou de main tendue. Les filles sont plutôt placées en " famille d’accueil " en position d’enfants esclaves, corvéables à souhait. Je sais de quoi je parle. Ma belle « Floflo » avec qui je vis et que j’aime est passée par là, violée et mise enceinte par le fils de la maison…
 
Un jour j’ai croisé Chrispion très triste. Il venait de perdre son petit copain de la maladie d' "avoir mangé dans les poubelles de chez les gens ". Il n’avait pas un rond pour pouvoir l’enterrer ailleurs que dans un trou. Pas même quelqu'un pour simplement le ramasser dans la rue ou il avait bavé son âme la nuit précédente. Je lui ai filé 50 dollars, il ne m'arnaquait pas. Il était juste malheureux, pauvre gosse de 12 ans.

L'équipe de la Boulangerie Nouvelle
L'équipe de la Boulangerie Nouvelle

Une formation, pour rompre le cycle infernal

Aujourd’hui je me retrouve formateur de dix chégués recueillis logés, nourris, par "la bande des serviteurs de la charité" qui ont fini pas me convaincre que je pouvais contribuer à peut être les sauver au bout de deux ans de formation.
 
A la boulangerie où je les forme ils m'appellent chef. Chef et rien d’autre. Pas de Hubert, Monsieur ou « mondelé » (le blanc).

La sensiblerie n'est pas à l'ordre du jour car ils me boufferaient en trois séances. Si je veux arriver à mes fins, les tenir et les faire avancer, pour assurer leur simple survie au delà de 17 ans, ils doivent me craindre et me suivre. Je pose mon casque et mon sac sur la table et personne n’y touche.
 
Comme ils ne savent pas lire et écrire, je leur coupe des boites de conserves avec le poids du sel et de levure nécessaire. Ils me croient trop fort ! C’est l'essentiel dans leur mode de pensée et hiérarchie de valeur.
 
Pourtant être le plus fort je m’en suis toujours foutu. Alors pourquoi je fais cela ! Peut être pour le petit copain de Chrispion mort de la maladie " d’avoir mangé dans la poubelle des autres gens ", et moi arrivant un poil trop tard et déjà trop tôt pour un autre dont j’ignore tout, pas né encore.
 
C’est quoi ce monde ? »

Hubert Bonnier, "Hubocongo", (avec le concours éditorial de Alain Jaunault)
















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