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05/01/2015

La musique, l'arme de Daniel J Gerstle dans les pays en guerre


Les yeux fatigués, Daniel J. Gerstle reprend une gorgée de café. Il est goûtu, le café dans cet établissement brésilien au milieu de Harlesden, un quartier irlando-somalien de Londres. Pourtant sa ville adoptive de Sarajevo lui manque : il y a, chez les jeunes de Sarajevo, une insouciance et un espoir qui, dit-il, contraste avec le tempérament nerveux de leurs aînés.


La musique, l'arme de Daniel J Gerstle dans les pays en guerre
Si on avait connu Daniel gosse, son existence de globe-trotter atypique, qu’il porte pourtant comme une seconde peau, semblerait incongrue. Il a grandi dans un lotissement pauvre dans la banlieue de Cincinnati, Ohio, USA, en plein milieu de mall country (le pays des centres commerciaux). Un endroit conservateur, où on apprend souvent à prier et tirer avant d'aimer son prochain. 

Dans cet environnement en décalage, sa rébellion passe par la musique. Pré-adolescent chétif, binoclard sans lunettes, il découvre un jour la musique métal. « J'ai découvert que cette musique qu'on me présentait comme satanique colportait en fait un message de paix, adressé aux jeunes. Il suffit d'écouter Children of the Grave [Enfants du Tombeau] de Black Sabbath. » Il chante :
 

   So you children of the world, listen to what I say
   If you want a better place to live in, spread the words today
   Show the world that love is still alive, you must be brave
   Or you children of today are Children of the Grave    

   Vous les enfants du monde, écoutez-moi
   Si vous voulez vivre dans un monde meilleur, faites passer ce   message
   Montrez au monde que l'amour est toujours vivant, soyez brave
   Ou vous, les enfants d'aujourd'hui, ne serez que les Enfants du Tombeau 

 

Des réserves d'infanterie de marine à l'humanitaire en Bosnie, Tchétchénie, Somalie...

Guitariste dans un groupe de potes, il laisse son image d'intello en brûlant sa guitare sur scène à un festival improvisé. Décidé à aller chercher l'aventure plus loin que l'usine du coin, il s'inscrit à l'université publique de Cincinnati à 17 ans, « un cursus de prof d'histoire, pourquoi pas ? »  En 1991, il s'engage dans les réserves de l'armée de l'air et de terre d'abord, puis ensuite, cherchant quelque chose de plus dur, en 1993, dans l'infanterie de marine.  

Pendant trois ans, il poursuit un entraînement difficile, tout en continuant ses études. Il est convaincu que la violence est parfois nécessaire pour prévenir les atrocités et pense que c'est le rôle des militaires. En 1993, des soldats américains sont tués et traînés dans les rues de Mogadiscio à la suite d'une attaque sur la résidence d'un seigneur de la guerre. « La réaction immédiate de la plupart de mes camarades était de jurer sur les Somaliens. » Il découvre que c'est le principe de l'armée : « Tu dois d'abord te battre pour tes ‘bros’, tes frères. On est dans une logique déshumanisante, et donc tout ce qu'il te reste c'est le mec à côté de toi, qui a vécu le même traumatisme. » 

« J'avais rejoint les marines pour protéger des victimes innocentes, et si nos commandants avaient suivi les principes humanitaires qui étaient supposés les guider, j'aurais pu y rester. Mais le racisme et l'ignorance latente dans mon unité m'a porté à penser qu'on était juste en train d'attendre de commettre des erreurs meurtrières. » En Octobre 1993, puis en 1995, il demande et obtient un congé académique, et voyage en Serbie et en Bosnie. « J'ai vu les conséquences de la guerre de près, et la possibilité réelle qu'une unité entière se retrouve à commettre un crime à cause d'une seule action d'un officier ignorant. »  En 1996, il revendique le statut d'objecteur de conscience pour sortir de son contrat avec l'armée, pas par pacifisme, mais parce qu'il se rend compte qu'il peut « poursuivre une autre carrière pour venir en aide aux victimes des conflits. » 

Pendant plus de dix ans, Daniel travaille dans des zones de conflits, de la Tchétchénie à la Somalie en passant par l'Afghanistan et l'Irak. Il s’attarde en Bosnie. Il travaille pour de grandes ONG ainsi que pour l'ONU. Il travaille dans tous les coins de l'humanitaire, des services sociaux pour réfugiés à l'organisation d'opérations de développement. Son travail consiste souvent à répertorier les crimes contre l'humanité, ou les violations graves des droits humains en temps de guerre.

La musique, l'arme de Daniel J Gerstle dans les pays en guerre

Au milieu de la guerre, la musique, pour s'échapper

En 2009, Daniel J. Gerstle retourne en Ohio, et découvre que sa mère est en train de mourir. A 35 ans, il paye alors la dette de tant d'années passées à côtoyer la poudre. « Tout a éclaté au ralenti autour de moi. Je n'avais plus de repères, je me retrouvais dans un environnement émotionnellement hostile, traumatisé sans pouvoir l'admettre, et en plus sans un rond, sans la possibilité mentale de bosser. »

Il déménage à New York et reprend la musique. « J'ai rencontré des musiciens de punk-rock et de punk burlesque. J'y ai trouvé ce que je cherchais : une façon d'exprimer mon agressivité, de m'échapper. » Il rencontre une innovatrice du post-punk, Yula Be'eri, et devient bassiste de son groupe YXFM. Il intègre la communauté d'artistes The Hive  à Brooklyn.

Remontant la pente petit à petit, il lance Humanitarian Bazaar en 2009. Sa première initiative, le magazine en ligne collaboratif HELOMagazine, discute des problèmes dont on ne parle pas dans les zones de conflits. « On est tombé sur une évidence : la musique aide à résoudre les traumatismes et représente aussi une échappatoire pour les jeunes du monde entier, y compris ceux qui habitent dans des environnements durs, dans la guerre. »

En 2011, en recherchant un article sur la scène rock en Afghanistan, Daniel rencontre Travis Beard, qui travaille avec le groupe District Unknown, le seul groupe de musique métal Afghan.  A la suite de cette rencontre, Humanitarian Bazaar/HELO Media co-produit Sound Central à Kaboul, le premier festival de rock et de musique alternative en Asie Centrale. Daniel se rapproche des membres de White Page, un groupe de rock de Kaboul. « Voilà des mecs que je voyais pour la première fois, mais qui avaient les mêmes influences musicales que moi, et la même rage de donner aux jeunes d'autres envies que de prendre une kalash. » 

C'est une mission difficile dans un environnement complexe et extrêmement dangereux. Tous les concerts sont organisés comme une flash mob. Le public est averti une heure ou deux seulement à l'avance. « On voulait attirer des grands noms, mais au bout du compte personne n'a voulu prendre le risque. »

Musique et multimédia contre les extrémismes

Humanitarian Bazaar  évolue. Aujourd'hui, l'organisation génère des revenus en proposant des services multimédias et de consultation dans les zones de guerre. Ces revenus sont investis dans de nouveaux projets. Le dernier groupe à rejoindre Frontline Music Project, le bras musique de Humanitarian Bazaar, est Waayaha Cusub, un groupe de hip hop formé par des Somaliens réfugiés au Kenya. Ils ont un message simple : contribuer par la musique à donner la volonté aux jeunes de se détourner de l'extrémisme et de construire une Somalie en paix. 

Shiine Akhyaar, son chef de file, reçoit régulièrement des menaces, en particulier des Shebabs. En 2007, il a même été laissé pour mort dans une allée de Eastleigh, le quartier Somalien de Nairobi, avec cinq balles sous la peau. « Pour Shiine et les autres membres de Waayaha Cusub, la mission est clé. » Daniel a produit le documentaire 'Live from Mogadishu', qui suit Waayaha Cusub pendant leur première tournée en Somalie. Une tournée qui s'est achevée à Mogadiscio, pour le premier festival de musique dans le pays depuis plus de 20 ans. 

Festival en Somalie : « La moitié était en train de les tuer du regard, la moitié en train de danser »

« J'avais travaillé en Somalie, et j'avais déjà entendu parler de Waayaha Cusub. Ce sont des stars, dans toute la communauté somalienne, à Minneapolis, Londres, Hargeysa, pas seulement au Kenya ou en Somalie, et pourtant on n’entend jamais parler d'eux dans les médias internationaux. Je les ai d'abord rencontrés en novembre 2011 pour faire une interview d'eux pour le magazine Rolling Stone, et ensuite pour faire un documentaire. Ils ont entendu parler de notre festival à Kaboul, et ils m’ont demandé de les aider à produire le festival à Mogadiscio. »

Le festival s'est bien passé au bout du compte, malgré de multiples problèmes et deux attentats manqués. Le côté le plus marquant ? « Pour moi, c'est le concert qu'ils ont fait dans un camp de Shebabs, prisonniers de guerre. La moitié était en train de les tuer du regard, la moitié en train de danser, sous une chaleur torride. Tu voyais les rappeurs les apostropher, leur parler directement, alors que juste avant de monter sur scène, ils avaient la peur aux yeux. C'est un courage qu'on ne peut pas reproduire. »

A Mogadiscio, ils ont aussi fait venir beaucoup de musiciens de l'étranger : du Soudan, d'Afghanistan, ou de Mindanao aux Philippines. « Ce sont des "alliés", des gens qui croient à notre mission et qui apportent leur propre expérience de vie dans une zone de conflit. »  

« Une manière pacifique de se défouler, et de résister, tout en préparant la paix »

Le film est encore en post-production (Daniel n'en dort plus), mais le boulot s'entasse. Frontline Records soutient et représente aujourd'hui près de quinze groupes, en Afghanistan, Irak, Somalie, mais aussi aux Philippines et en Syrie. « La scène métal en Syrie est extraordinaire, surtout à Alep. Ils sont au milieu, entre deux camps. Ils risquent la colère du régime, et celle des rebelles les plus extrêmes. Ils donnent à leurs potes une manière pacifique de se défouler, et de résister, tout en préparant la paix en essayant le moins possible de prendre parti.

Pas mal pour des mecs avec des têtes de mort sur leur t-shirt »,
finit-il en souriant. Il appuie sur la barre espace et les rushs du film ‘Live from Mogadishu’ déroulent. Dans l’appartement ou les accueille un cousin de Shiine, les narguileh côtoient les ordinateurs. On est au troisième étage d’un immeuble moite du nord de Londres. On est aussi à Mogadiscio, et à Alep, et à Kaboul. L’instant d’une note, on entend un combat.

Nicolas Rouger-Divet     (Photo et vidéos : Humanitarian Bazaar)

POUR ALLER PLUS LOIN
- Un portrait des Shebabs somaliens sur BBC (09/2013); un entretien avec l'expert Roland Marchal dans JOLPress pour une analyse plus récente (10/2014)
- Black Sabbath, le métal anti-guerre (en anglais)
- Le site de Music and Arts in Action, une revue académique sur la musique et les arts engagés dans des causes humanitaires (en anglais)
 




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